ACTUALITE : Mexique – Entre réformes structurelles et “crise humanitaire” due à la violence
04/09/2013ARTICLE : Chaire Itinérante « Tata Juan Chávez Alonso »: Plus jamais un Mexique sans Nous
04/09/2013“Nous savons que les problématiques de spoliation du territoire et des ressources naturelles, dans toute l’Amérique Latine et dans notre pays, correspondent à un capitalisme prédateur et excluant, qui se matérialise par des méga-projets imposés pour la production minière ou d’énergie électrique sur les territoires indigènes, comme dans le cas de la spoliation éolienne dans l’Isthme de Tehuantepec.”
L’Isthme de Tehuantepec et l’énergie éolienne
D’importantes avancées ont été faites ces dernières années dans le développement des énergies renouvelables, également appelées énergies vertes ou énergies propres non polluantes, parmi lesquelles on inclut l’énergie éolienne.
Comme énoncé dans la déclaration du Séminaire International Méga-projets énergétiques et territoires indigènes « L’Isthme à la croisée des chemins », l’opposition aux projets éoliens n’est pas liée au fait d’être contre la production d’énergie propre et renouvelable. Elle est due à la façon dont ces projets sont imposés sans tenir compte de l’avis de la population, à leur impact et aux conséquences négatives qu’ils peuvent entraîner, ainsi qu’au bénéfice et à l’utilisation faite de l’énergie produite : « nous ne sommes pas contre la technologie qui permet de produire de l’énergie à partir de sources renouvelables ; mais nous refusons son utilisation en faveur de l’unique bénéfice des entreprises et au détriment des peuples et de leur patrimoine bioculturel ».
La région de l’Isthme de Tehuantepec, située entre les états de Oaxaca, du Chiapas, de Tabasco et de Veracruz, est considérée comme une des zones de production d’énergie éolienne les plus importantes du monde. Ses particularités géographiques (étroite bande de terre comprise entre les océans Atlantique et Pacifique, et au relief pratiquement plat) permettent la production annuelle de 5000 à 10000 MegaWatt (MW), ce qui suffit à approvisionner en électricité quelques 18 millions d’habitants1.
Ces conditions ont conduit à la planification et au développement de différents projets éoliens dans la région de l’Isthme depuis la moitié des années 90, dans le cadre du « Projet électrico-éolien du Couloir Éolien de l’Isthme de Tehuantepec ». Ce projet est impulsé par de grandes entreprises nationales et internationales d’énergie électrique et passe par la collaboration des institutions gouvernementales mexicaines et des institutions financières internationales, comme la Banque Inter-américaine de Développement (BID).
Dans le seul état de Oaxaca, 15 parcs éoliens sont actuellement en fonctionnement, et 13 autres seraient en projet ou en cours de développement, occupant autour de 60 000 hectares de propriété collective et générant 1263 MW (seulement 10% de la capacité de production d’énergie estimée de la région)2. Dans le cas du Chiapas un seul parc est actuellement en fonctionnement, bien qu’on estime que le nombre de projets éoliens dans la région soit en augmentation.
Selon des données de l’Association Mexicaine d’Énergie Éolienne (AMNDEE), sur les 28 parcs déjà construits ou en projet d’ici 2014, 3 appartiendraient à la Commission Fédérale d’Électricité (CFE), entité publique, 5 à des entreprises privées nationales, 3 seraient mixtes (CFE et privé), et 17 correspondraient à des entreprises étrangères à capital privé. Ces données indiquent que près des deux tiers des parcs éoliens seraient sous contrôle étranger. En outre, une grande partie de la technologie nécessaire à la production d’énergie dans ces parcs, comme les aéro-générateurs, est fabriquée uniquement par des entreprises étrangères : Gamesa y Acciona (Espagne), Vestas (Danemark) et Clipper (États-Unis). Tout cela implique une grande dépendance technologique, et la perte du contrôle de l’État sur la gestion des ressources énergétiques et des secteurs stratégiques de l’économie du pays3.
Quelques unes des entreprises privées investissant dans les projets éoliens de l’Isthme sont : EDF (France) ; ENEL (Italie) ; le Fond d’Infrastructure MacQuaire (Australie) ; PGGM (Pays-Bas) ; Mitsubishi (Japon) ; Iberdrola, Gamesa, Acciona, Renovalia, Gas Natural Fenosa, Preneal et EYRA-ACS (Espagne) ; Peñoles, Grupomar, Cemex et Grupo Salinas (Mexique), entre autres.
Bettina Cruz, représentante de l’Assemblée des Peuples Indigènes de l’Isthme de Tehuantepec pour la Défense de la Terre et du Territoire (APIITDTT), a indiqué que la majorité des projets éoliens, en plus d’être privés, sont destinés à fournir en énergie d’autres entités commerciales privées, et non le réseau public et les citoyens4. Le principe de fonctionnement de ces projets, appelés « auto-approvisionnement », est la production par des entreprises privées d’énergie pour elles-mêmes ou pour la vendre à d’autres entreprises privées ; ceci implique donc une double privatisation des ressources énergétiques nationales. Par exemple, seuls 22% de l’énergie électrique produite dans les parcs éoliens de Oaxaca sont destinés au réseau public, tandis que 78% sont réservés à des entreprises privées comme Bimbo, Walt Mart, Soriana, Cemex, Cruz Azul, Grupo FEMSA (Coca Cola, Heineken, Oxxo), etc.5
Impact et conséquences des projets éoliens dans l’Isthme
Depuis la moitié des années 90, le développement de projets éoliens dans la région de l’Isthme de Tehuantepec a occasionné des dommages de différentes nature.
Un récent rapport réalisé par différentes organisations civiles de l’état de Oaxaca, dénonce que les violations des droits des peuples indigènes liées à la planification et à l’exécution de méga-projets de développement ont augmenté ces 4 dernières années. Parmi ceux cités, il est clairement fait référence aux projets d’énergie éolienne6.
Conséquences et dommages politiques:
Les aspects juridiques sont ceux liés au non respect des règles locales de prise de décision et de la loi en vigueur au Mexique (article 2 de la Constitution Politique et Accord 169 de l’Organisation Internationale du Travail, principalement). Ils concernent le droit à la consultation préalable, libre et informée des peuples indigènes à propos de toutes les questions affectant leurs terres et territoires, ainsi que le droit de pouvoir choisir et participer effectivement aux plans et modèles de développement, de manière qu’ils soient conformes à leurs formes de vie traditionnelles. Par exemple, Bettina Cruz a dénoncé le 21 mars dernier auprès du Parlement Européen que les populations affectées n’ont été consultées dans aucun des projets éoliens de l’Isthme. Aucune possibilité n’a par ailleurs été donnée aux peuples de participer au tracé des plans de développement qui les concernent.
On a dénoncé dans certains cas la vente et la cession de terres communales et ejidales de façon secrète, et sans le consentement des assemblées générales des habitants, ces pratiques étant liées à des politiques de cooptation, de la part des entreprises, des autorités locales et des leaders sociaux. Par exemple, dans les municipalités de San Dionisio et de San Mateo del Mar, les assemblées communales ont dénoncé que le commissaire aux biens communaux et les présidents municipaux avaient reçu des pots-de-vin de la part des entreprises afin qu’ils œuvrent en faveur de leurs intérêts et sans l’accord de la communauté.
D’autre part, actes criminels, menaces et agressions sont quelques uns des impacts politiques les plus négatifs. Des organisations nationales et internationales7 dénoncent les nombreux préjudices subis par les défenseurs des Droits de l’Homme, les opposants aux projets éoliens et les arrendatarios (personnes qui louent leurs terres en concession) réclamant des indemnisations et de meilleures conditions contractuelles.
Les contrats d’arrendamiento (location de terres en concession) réalisés par les entreprises et les engagements passés avec les habitants des zones dans lesquelles sont construits les parcs éoliens, sont d’autres faits parmi les plus dénoncés. Ainsi par exemple, le Centre des Droits de l’Homme Digna Ochoa de la Côte du Chiapas signale le manque d’information et de clarté des contrats passés, souvent signés sous pression de la part des entreprises. Ces contrats ont des conséquences importantes pour les personnes qui décident de louer leurs terres du fait des clauses abusives en cas de modification ou d’annulation des contrats. De plus, il ressort nettement que le prix payé pour les terres louées demeure très en-dessous de leur valeur : la même parcelle de terre, pour l’installation d’un aérogénérateur, coûtera autour de 9300 pesos par an dans l’Isthme, environ 670 dollars (cas du parc éolien La Venta III en 2012), quand en Espagne les chiffres varient entre 5000 et 9000 dollars annuels8.
Conséquences et dommages de type sociaux et culturels :
La division des communautés et la destruction du tissu social sont parmi les principaux préjudices sociaux subis par les populations affectées. Différentes organisations sociales ont rapporté des cas de cooptation et corruption des leaders communautaires, comme ceux déjà présentés, d’argent offert aux paysans pour ne pas s’opposer aux intérêts des entreprises, de propagation de rumeurs et de méfiance parmi la population pour provoquer divisions et affrontements ; autant de pratiques douteuses utilisées par les grandes entreprises comme Iberdrola, Gas Natural Fenosa et Mareña Renovables. Par exemple, le 29 décembre 2012, une Assemblée Générale irrégulière des habitants était convoquée à l’initiative de Mareña Renovables à San Dionisio del Mar. Celle-ci visait à annuler une mesure de protection interposée par la communauté, celle-ci empêchant la compagnie de poursuivre la construction du parc éolien de la Barra de Santa Teresa. La réunion a provoqué des affrontements, et la cristallisation de la division communautaire entre voisins en faveur et contre le projet éolien.
Parmi les dommages culturels, il faut souligner que l’on impose ainsi aux peuples indigènes de la région une perception mercantile de la nature et des ressources naturelles, ce qui ne correspond pas forcément à leur manière de percevoir le monde. De même, une conception de la prise de décisions basée sur la majorité leur est imposée, différente de celle, traditionnelle, qui passe par le consensus.
La violation et la destruction de lieux sacrés ou significatifs pour les groupes indigènes, comme par exemple Isla Tileme dans la Barra de Santa Teresa, représente un autre des préjudices culturels.
Conséquences et dommages de type économique :
La réforme en 1992 de la Loi de Service Public d’Énergie Électrique (LSPEE) a dénationalisé le secteur et permis au capital privé de produire de l’électricité pour la vendre à la CFE. Ainsi, fin 2010, les entreprises privées produisaient 33% de l’électricité du pays, réduisant peu à peu le poids de la CFE dans la production et la vente d’énergie destinée à fournir le réseau public. Cette situation a entraîné la hausse des tarifs de l’électricité, les entreprises privées jouant un rôle de plus en plus important dans la production et la vente de l’électricité que distribue la CFE aux citoyens. En conséquence, ce sont les entreprises privées, et non plus l’entreprise publique, qui sont en position de fixer les prix que devront payer les consommateurs finaux9. Toujours dans cette logique mercantile et non plus de service public, la plus grande partie de l’énergie produite dans les parcs éoliens n’est pas destinée au secteur public, mais au privé. Et c’est ainsi qu’on déplore un manque d’infrastructures et le non approvisionnement en électricité de zones rurales reculées ou de quartiers populaires, non rentables pour les entreprises.
Avec la construction de nouvelles infrastructures pour le développement de l’activité éolienne, le territoire subit des transformations, ce qui entraîne la destruction et l’abandon des formes traditionnelles de production et de subsistance (agriculture, chasse et pêche). S’y ajoutent le changement d’utilisation du sol et la pollution entraînée par l’activité industrielle ; le tout représentant également d’importants changements à caractère économique.
Conséquences et dommages sur l’environnement :
La destruction de l’habitat et de la diversité est une autre conséquence de la construction de parcs éoliens. Selon des chiffres de la Banque Mondiale, le parc éolien de La Venta II a causé en seulement un an la mort de 9900 animaux (principalement des oiseaux et des chauves-souris) par collision avec les hélices des 98 turbines des aérogénérateurs du parc. Il faut rappeler que l’Isthme de Tehuantepec est un important corridor migratoire pour les oiseaux : chaque année plus de 12 millions d’entre eux traversent cette zone10.
Les projets éoliens, comme ceux de Barra de Santa Teresa ou Bii Hioxho, situés dans la zone aquifère de la Lagune Supérieure, mettent également en grand danger la flore et la faune de l’écosystème des mangroves. Celui-ci, en plus d’être l’habitat naturel d’un grand nombre d’espèces aquatiques et d’oiseaux, représente la base du système de production et d’alimentation des communautés de pêcheurs entourant la lagune. Selon l’APIITDTT, la construction dans la zone de parcs éoliens représenterait une grave menace pour la souveraineté alimentaire des populations de la région.
On peut également citer, parmi les dommages à caractère environnemental : la pollution des sols, des fleuves, lagunes et sources d’eau en raison de l’écoulement de l’huile utilisée dans les turbines ; l’accumulation de déchets provenant des travaux de construction des parcs ; l’érosion du sol et la disparition de la végétation ; la pollution sonore électromagnétique produite par le grand nombre d’aérogénérateurs fonctionnant à la fois ; et, enfin, la pollution visuelle et l’impact sur le paysage11.
Organisation et résistance
En conséquence des dommages occasionnés par les projets éoliens dans la région de l’Isthme, divers collectifs de personnes et de communautés se sont formés ces dernières années en différents processus organisés pour s’opposer à leur développement. Il faut citer, entre autres, la formation en 2007 de l’APIITDTT, formée par des personnes et des villages de toute la région opposés à la construction de méga-projets sur leurs terres et leurs territoires ; la constitution de l’Assemblée Populaire du Peuple Juchiteco (APPJ), le 24 février de cette année, pour faire front contre la construction du parc Bii Hioxho sur les terres communales de Juchitán ; ou la réunion, en mars dernier, des assemblées de différentes communautés en l’Assemblée des Peuples Ikoots et Binniza’a.
Les revendications des organisations et communautés opposées aux méga-projets éoliens exigent entre autres de mettre fin à la criminalisation, aux menaces et aux agressions contre les défenseurs des Droits de l’Homme et du territoire. Elles font aussi référence au droit des peuples indigènes à décider d’un modèle de développement propre et à être consultés avant la réalisation de quelque projet que ce soit affectant leur territoire et leur manière de vivre ; au droit à la conservation, à la gestion et à l’exploitation des ressources naturelles se trouvant sur leur territoire, ainsi qu’au droit à la souveraineté alimentaire. Enfin les peuples et organisations ont réclamé le droit au développement socio-économique de la région et à la fourniture de services publics régis par une logique sociale et non mercantile ; l’emploi de personnes des communautés dans les projets développés ; que les concessions des terres se fassent de façon légale et transparente ; et une rente juste pour les terres utilisées par les entreprises.
Les communautés et organisations défendent leurs droits sur le territoire de différentes manières : procès, tables-rondes, marches, rencontres, forums, actions directes, diffusion d’informations et plaidoyer aux niveaux national et international.
Actuellement, le conflit demeure entre les entreprises, le gouvernement et les communautés de l’Isthme opposées à la construction de méga-projets éoliens sur leurs terres et territoires. Cependant, de nouveaux projets sont annoncés, comme par exemple ceux du parc éolien Dos Arbolitos, de la multinationale espagnole Iberdrola, ou le parc Energía Sureste I-phase II, de l’entreprise italienne ENEL.
Pendant ce temps, les peuples de l’Isthme, en plus de résister à l’assaut des projets éoliens, continuent de proposer et de construire un projet de vie et de développement propre basé sur leur système de valeurs et leur culture. « Nous défendons notre droit à dire non au méga-projet éolien de destruction de la vie communautaire et de notre patrimoine bioculturel. Nous entreprenons à présent la tâche de construire depuis la base et avec la force des communautés une proposition propre : un plan alternatif de développement pour la région de l’Isthme, ayant comme axe la reproduction et la consolidation de nos modes de vie, de notre culture et de notre territoire ». (Déclaration du Séminaire International Méga-projets énergétiques et territoires indigènes « L’Isthme à la croisée des chemins ». 26-28/07/13)
- Castillo, Problemática en torno a la construcción de parques eólicos en el Istmo de Tehuantepec. Mexique, Revue Desarrollo Local Sostenible Vol.4, nº12., 2011, p.3. (^^^)
- Los Derechos Humanos en Oaxaca 2009-2012. Informe Ciudadano: Una Deuda Pendiente. Mexique, 2013, p.9-10 (^^^)
- Hugarte, Las multinacionales en el siglo XXI: Impactos múltiples. Espagne, Ed. 2015 et al., 2012, p.103
AMNDEE (^^^) - Cruz, Ponencia. Séminaire International Mégaprojets énergétiques et territoires indigènes « L’Isthme à la croisée des chemins ». Juchitán de Zaragoza, Mexique, 26, 27 et 28 juillet 2013. (^^^)
- Íbid, p.105 (^^^)
- Los Derechos Humanos en Oaxaca 2009-2012. Informe Ciudadano: Una Deuda Pendiente. México, 2013, p.9-10 (^^^)
- Código DH, Colectivo Oaxaqueño en Defensa de los Territorios, Red Nacional Todos los Derechos para tod@s, Red Nacional de Comunicación y Acción Urgente de Defensoras de Derechos Humanos en México, Proyecto de Derechos Económicos, Sociales y Culturales, A.C., Oficina Ecuménica por la Paz y la Justicia de Múnich, Amnistía Internacional, etc. (^^^)
- Íbid, p.107 (^^^)
- Hugarte.., p.97 (^^^)
- Ibíd., p.112 (^^^)
- Déclaration du Forum Régional: Parc éolien dans l’Isthme:conséquences environnementales, économiques, sociales et culturelles des projets privés d’énergie électrique . Unión Hidalgo, México, 2005 (^^^)