ACTUALITE : Mexique – avalanche législative qui risque d´entraver la liberté d´expression et le droit à la protestation
21/05/2014ARTICLE : L´accompagnement international – intervention civile de paix
21/05/2014« (…) Les méthodes auxquelles les peuples [indigènes] ont recours à titre coutumier pour réprimer les délits commis par leurs membres doivent être respectées. »
« Cette Constitution reconnaît et assure le droit des peuples et des communautés indigènes à l’autodétermination, et donc à l’autonomie pour (…) mettre en œuvre leurs systèmes normatifs afin de faire face à et de résoudre leurs conflits internes. »
La justice est un des domaines dans lesquels les peuples peuvent exercer leur autonomie et leur droit à l’auto-détermination, c’est à dire le droit de décider librement qui seront et comment fonctionneront leurs propres autorités. Différents textes entérinent ce droit : la Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail relative aux peuples indigènes et tribaux, la Déclaration des Nations-Unies sur les droits des peuples indigènes de 2007, et la Constitution Mexicaine.
Grâce à ces systèmes de gouvernement autonomes, les peuples indigènes se réapproprient les formes traditionnelles de rendre justice et de résoudre les conflits internes, tout en s’éloignant du système judiciaire officiel, dont l’objectif ne leur semble pas toujours « juste ».
En matière de justice, l’idée la plus communément répandue dans les sociétés occidentalisées est celle du système officiel : la justice de l’Etat et sa perspective « offense faite l’Etat », qui implique la recherche d’un coupable et sa punition. Cette idée de la justice est apparue par nécessité d’un système neutre et impartial, assuré par des lois écrites et donc égalitaires.
Cependant, tout le monde ne considère pas ce système comme source de véritable justice. La justice restauratrice, également appelée thérapeutique, transformatrice, réparatrice ou réintégrative, part d’une vision alternative. Elle diffère de la conception occidentale et redistributive de la justice, dont le but est de punir un comportement déviant. La justice restauratrice, comme le terme l’indique, vise à rétablir les relations endommagées –que ce soit entre la victime et le coupable ou au sein de la communauté en général.
Une autre manière de rendre justice
Les méthodes de réconciliation et de médiation qu’implique la justice restauratrice diffèrent de celles utilisées par l’Etat, ceci sur trois points clés : dans sa manière de considérer l’acte délictueux, dans sa forme de penser la sanction, et dans sa façon de l’appliquer. L’objectif de la justice restauratrice et son idée phare est de parvenir à un accord entre les parties en conflit qui satisfasse tout le monde. Le délit n’est pas seulement considéré comme l’infraction d’une loi : une personne a été affectée. La dimension interpersonnelle est centrale. Le tissu social étant abîmé, il est nécessaire de restaurer l’harmonie, ceci par un processus de guérison et de restauration des relations.
L’objectif final de la justice restauratrice est la construction de la paix à long terme. « La justice est le chemin vers la paix, mais (…) seule une justice qui soigne et restaure peut engendrer la paix véritable », fait remarquer Willi Hugo Pérez, mennonite et recteur de SEMILLA (Séminaire Anabaptiste Latino-américain) au Guatemala. Une solution véritable et durable doit éviter des conflits futurs. En effet, si l’une des parties n’est pas satisfaite de l’accord, le risque existe de tomber dans un cercle vicieux de rancœur et de vengeance. On considère que la justice a été rendue « quand les responsabilités sont assumées, que les besoins [de chacun] sont couverts et qu’il y a eu tant rétablissement personnel que rétablissement des relations » (Lemonne, 2002). On peut parvenir à cela grâce à la coopération de chacun et chacune et au travers d’un dialogue, afin que les besoins des différentes parties soient reconnus.
Lors d’un procès « normal », peu d’importance est accordée à l´état émotionnel de la victime, encore moins celui de l’agresseur(e), ni à leurs besoins respectifs. Les pratiques de médiation et de réconciliation reconnaissent justement l’importance que tous aient leur mot à dire, la victime comme l’offenseur(e) et la communauté, cette dernière ayant perdu sa tranquillité.
Un procédé restaurateur considère la victime, ce par quoi elle est passée et ce dont elle a besoin pour recommencer à vivre normalement et en confiance, sans avoir peur. Il est reconnu que, psychologiquement, les victimes d’un délit, plus que de voir leur agresseur(e) puni(e), ont besoin d’un espace et/ou d’un temps où leur douleur et ce qu’elles ont traversé soient écoutés et reconnus. Le Tribunal Permanent des Peuples est un mécanisme permettant aux peuples de dénoncer des violations graves des Droits de l’Homme, une fois les recours juridiques conventionnels épuisés. Même s’il n’a pas de fonction exécutive de la justice, en donnant la parole aux victimes et grâce à des verdicts « symboliques », il fait beaucoup pour la réconciliation et la paix à long terme.
La démarche restauratrice diffère aussi dans son rapport à la personne qui a commis l’offense : elle a l’opportunité de donner sa version, elle est écoutée au même titre que les autres parties impliquées. Le médiateur ou la médiatrice l’accompagne dans un processus qui l’amène à reconnaître le tort causé, à se repentir et à réparer. La prise de conscience de la part de la personne responsable du fait qu’elle a eu tort et des dommages qu’elle a causés est fondamentale. La possibilité du pardon est facilitée : dans la justice traditionnelle indigène rien n’est écrit, afin que le conflit comme la faute puissent être oubliés. En donnant une seconde chance, et grâce à un processus de conscientisation, la méthode restauratrice travaille à la réinsertion et diminue ainsi les risques de récidive.
Exemples d’application de la justice restauratrice : en territoire tseltal, dans l´état de Guerrero et chez les Zapatistes
Comme un conseiller de CORECO (Commission d’appui à l’unité et à la réconciliation communautaire), association travaillant au Chiapas l’explique, le Lekil Chahpanel (« le bon accord » en tseltal, langue autochtone parlée au Chiapas) est la base de la culture des anciens dans les communautés indigènes. Afin que perdure ou pour retrouver cette harmonie en cas de conflits, on assiste depuis quelques années à la réappropriation et la systématisation de cette manière ancestrale de rendre justice. Non avec des juges mais avec des médiateurs et médiatrices. Sans verdict mais avec des accords. Sans punition mais avec une réparation. L’association CEDIAC (Centre des Droits indigènes) est un autre exemple de la façon dont les Tseltales de la zone de Chilón ont repris la manière traditionnelle indigène de régler leurs problèmes de manière interne. Avec l’aide de jMeltas’anwanej (terme tseltsal signifiant « réconciliateurs »), on « fait revenir l’harmonie entre les parties en conflit et leur environnement ».
Afin que la justice soit plus adaptée au contexte et à leur manière de voir les choses, des communautés ont formé des commissions de réconciliation, avec les anciens, « qui savent comment résoudre les problèmes », comment arriver à la réconciliation. La figure du médiateur ou de la médiatrice remplace celle du juge : il n’est pas là pour juger ou rendre un verdict, mais pour comprendre ce qui s’est passé et faire en sorte que tous parviennent au Lekil Chahpanel. Cette expression de la cosmovision tseltale est formée à partir des mots Lekil, « ce qui est très bon », et Chahp, racine du verbe régler, arranger. Le Lekil Chahpanel est ainsi un accord obtenu de bonne manière. C’est la façon dont les Tseltales voient la justice, depuis leurs racines, la manière juste d’établir une sanction.
Un membre de SERAPAZ (Services et conseil pour la paix) explique que ce procédé consiste en « réorganiser ce qui est perturbé », : dans ce cas précis, il s’agit de l’harmonie de la communauté, des relations entre les personnes. On garde toujours à l’esprit l’unité, on recherche le Lekil Chahpanel pour parvenir au « bien vivre ensemble » (Lekil kuxlejal, le « buen vivir juntos » en espagnol) et ainsi la paix (slamalil k´inal). On recherche à chaque étape l’accord de chacun et chacune, puisqu’il n’y a pas de bonne justice qui soit imposée, de la même façon que la paix ne peut être imposée : ce doit être un travail collectif. Cela prend du temps, mais il est primordial de donner du temps au temps. Les conseillers de SERAPAZ pointent le succès de cette façon de faire : « grâce à un procédé inclusif, les accords sont durables puisqu’ils ont été pris en commun, sans porter préjudice à personne ». Ils citent l’exemple d’un homme mort dans un accident de voiture alors qu’un membre de sa famille l’avait pris en stop. Le chauffeur a proposé à la veuve de payer l’enterrement et toutes les dépenses liées à l’éducation des enfants, restés orphelins, afin d’essayer de compenser et de réparer ce qui est arrivé, bien que l´accident ait été involontaire.
On rencontre un autre exemple de justice alternative au Guerrero. Depuis les années 90, il existe dans l´état le Système de sécurité, de justice et de rééducation communautaire, un système autonome de police et de justice. La CRAC-PC (Coordination Régionale des Autorités Communautaires – Police Communautaire) est née de l’insatisfaction des peuples devant l’absence de réponse des autorités face à la violence dans la région. Cette initiative est impliquée malgré elle dans le débat national très actuel à propos des groupes d’auto-défense. Ces groupes sont formés par des citoyen(ne)s qui, fatigué(e)s de constater l’inefficacité voire l’indifférence du gouvernement face à la violence, se sont organisé(e)s et ont créé leurs propres forces armées, afin de se défendre et de faire face à la délinquance. Si la CRAC-PC apparaît pour les mêmes motifs, elle ne peut être comparée aux groupes d’auto-défense. En effet, elle n´est pas seulement un groupe armé qui assure sa propre sécurité, mais une entité formée pour faire justice depuis et dans une perspective restauratrice, à partir de pratiques traditionnelles indigènes, avec des décisions prises en assemblée, et fait partie d’un projet plus ample d’autonomie.
La première étape a été la formation d’un système propre de sécurité : la police communautaire. Les volontaires armé(e)s, élu(e)s par les communautés, ont commencé à surveiller la zone et à remettre les délinquants arrêtés aux autorités. Peu à peu cependant, il est devenu évident que la justice de l’état était inefficace et corrompue : les personnes arrêtées sortaient facilement et rapidement de prison en payant des pots-de-vin. Le mécontentement s’est accru devant les faiblesses de cette justice, chère, au fonctionnement complexe -plus encore pour les nombreuses communautés dont l’espagnol n´est pas la première langue.
En 1998, la seconde étape a consisté en la création d’un système autonome d’administration de la justice : la Coordination Régionale des Autorités Communautaires (CRAC). Ses principes sont « enquêter avant de juger, chercher la conciliation avant de prononcer une sentence, rééduquer avant de punir ». Elle rend justice gratuitement, dans une langue comprise par tou(te)s, et en suivant les formes traditionnelles indigènes de résolution des conflits, c’est-à-dire collectivement et en cherchant la conciliation. Les sanctions imposées aux délinquant(e)s sont des travaux collectifs dans les communautés. Il existe en même temps un véritable travail de rééducation, qui consiste à accompagner lla personne coupable dans un exercice de réflexion sur son acte. La CRAC traite un large spectre de délits et de crimes, puisqu’elle juge des cas d’homicides et de viols. La délinquance a diminué de façon spectaculaire dans les régions dans lesquelles ce système est mis en place, ce qui tend à prouver son efficacité.
Au Chiapas, les Bases de soutien de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN), par leur fonctionnement autonome, disposent de leurs propres systèmes de gouvernance, de santé, d’éducation, et de justice. La justice rendue par les comités de bon gouvernement (Juntas de Buen Gobierno) zapatistes se base sur la récupération des traditions des anciens, et se fonde sur la conciliation en première instance, afin de résoudre les conflits « de la bonne manière ». Comme dans tous les contextes de réconciliation, l’objectif est de soigner, de réparer et de parvenir à un accord collectif. Le ou la coupable devra toutefois reconnaître et réparer sa faute, non grâce à l’argent mais par un travail collectif, qui servira à la communauté toute entière.
Dans les livres de « la Escuelita », les Zapatistes donnent des exemples concrets de la façon dont ils résolvent les problèmes auxquels ils font face dans les communautés, par exemple la présence de « passeurs » (qui font, illégalement, commerce des migrants sans papiers). « Au lieu de les mettre en prison, on les fait travailler », déclarent-ils à propos d’un passeur qui a travaillé six mois à la construction d’un pont qui facilite l’accès à l’hôpital autonome. Au lieu d’être uniquement une punition, la sanction est un travail qui bénéficie à la communauté. C’est une tentative, de part de la personne jugée, de réparer la faute qui a nui à la communauté.
Les tribunaux situés dans les Caracoles (centres zapatistes régionaux autonomes) ont une fonction judiciaire pour les communautés autonomes ; ils enquêtent et rendent des verdicts. Ils rendent justice y compris pour des personnes n’appartenant pas à l’organisation zapatiste, mais qui cherchent des solutions alternatives au dépôt d’une plainte auprès du Ministère public. Ceci démontre tant la nécessité d’un tel fonctionnement que la reconnaissance de ce type de système de justice conciliateur.
Cette forme de rendre justice a aussi ses limites, et pas seulement parmi les Zapatistes. Comme le confie un membre de l’organisation dans une vidéo de la Escuelita, des solutions et une systématisation restent à trouver pour traiter les cas de délits les plus graves ou de crimes, comme les assassinats ou les viols.
Un système qui a aussi ses limites
Au sein du système de justice restauratrice, comme dans bien d’autres domaines, la participation des femmes reste un défi important. Même si certaines participent aux assemblées communautaires, elles sont peu nombreuses. Les conseils de justice sont mixtes, et l’épouse du jMeltas’anwanej (médiateur ou réconciliateur) assiste à chaque étape du procès. La participation des femmes tend toutefois à augmenter « indépendamment du poste de leurs maris ou en tant qu’épouses partageant leur responsabilité ».
Le gouvernement lui-même représente une autre limite, celui-ci ne voyant pas d’un très bon œil la remise en question indirecte de son autorité et de son système judiciaire. La justice alternative met en effet en évidence les manquements de l’institution gouvernementale et sa corruption. En ce qui concerne la CRAC-PC de Guerrero, plusieurs membres ont été arrêté(e)s –treize d’entre eux étant toujours emprisonné(e)s.
La justice restauratrice tient aussi ses propres limites, liées à la crise que les communautés traversent. Des membres de CEDIAC reconnaissent que « les valeurs changent », les figures traditionnelles ont perdu leur autorité. On observe de nombreuses divisions, religieuses ou politiques entre autres, tant entre les communautés qu’en leur sein même. La justice restauratrice, la réconciliation, ou quel que soit le nom qu’on donne au processus, cherche à reconstruire le tissu social abîmé, qu’il y ait rapprochement après un procès. Un membre de CORECO note que c »est le défi le plus important : « construire à partir de la diversité », et que cette diversité « ne soit pas un obstacle mais une richesse ».
Intérêt croissant pour une autre justice
Les peuples indigènes et/ ou en résistance ne sont pas les seuls à utiliser une perspective restauratrice dans le domaine de la justice. De plus en plus de pays incorporent à leur système judiciaire des principes comme la médiation, la conciliation, etc. L’adoption en juillet 2002, par le Conseil Economique et Social des Nations Unies, d’une résolution sur les « Principes fondamentaux relatifs au recours à des programmes de justice réparatrice en matière pénale » montre l’intérêt croissant portés à ces principes.
Au Mexique, les processus de conciliation en matière de justice sont plus répandus parmi les peuples indigènes (Tseltales, Nahuas, Amuzgos, Wixárikas, etc.), vu que ce sont des pratiques traditionnelles. Dans des pays comme le Canada, la Belgique ou la Nouvelle Zélande, l’intérêt du système officiel pour les pratiques réparatrices est au contraire récent. L’introduction au sein de la justice pénale de la perspective restauratrice représente une remise en question du système en place, de son fonctionnement et de son (manque d’)efficacité. Ce mouvement provient de l’insatisfaction face au peu de considération vis-à-vis des victimes, aux réponses pénales (notamment la privation de liberté), et au fort taux de récidive. Les pays-mêmes qui avaient imposé une justice punitive aux peuples colonisés s’inspirent aujourd’hui des pratiques coutumières des communautés qui ont lutté pour les conserver. La résurgence de ces pratiques représente un signe d’espoir. Willi Hugo Pérez nous rappelle que « pour travailler pour une justice qui soigne, qui restaure, qui transforme (…) il faut arriver (…) avec le cœur ouvert. Ce n’est qu’ainsi que nous trouverons les chemins qui mènent à des sociétés plus justes, plus humaines, plus pacifiques ».