ACTUALITE : Mexique – de nouveaux exemples qui illustrent les mêmes tendances de fond
06/09/2015SIPAZ : Faire la fête en partageant les apprentissages
06/09/2015Presqu’un an après les faits tragiques survenus à Iguala, où 43 étudiants de l’Ecole normale rurale (institut de formation d’enseignants) d’Ayotzinapa Raúl Isidro Burgos ont disparu, leurs parents restent sans nouvelles. En juillet Luis Raúl González Pérez, président de la Commission Nationale des Droits de l’Homme, a qualifié d' »incomplète » l’enquête menée par le bureau du procureur de la République. Le GIEI, groupe interdisciplinaire d’experts indépendants, désigné par la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme pour contribuer au dossier a émis des dizaines de recommandations à l’intention du bureau de Procureur, listées dans plusieurs rapports. Dans le 3ème, le groupe d’experts a réaffirmé que le cas des 43 étudiants disparus ne peut en aucun cas être considéré comme résolu en se basant sur la version du bureau du procureur et sur les preuves apportées -notamment en raison de l’absence d’un mobile solide pour corroborer la version présentée par les autorités fédérales. Depuis les premiers jours de ce cauchemar pour leurs familles, la société civile s’est manifestée et faite entendre : l’Assemblée Nationale Populaire a pris 30 des 81 mairies de l’état de Guerrero pour faire pression au niveau politique, et des conseils municipaux populaires ont été mis en place dans l’état. Des proches, des étudiants et des sympathisants ont à de nombreuses reprises manifesté dans les rues du Mexique comme à l’étranger. La société civile, forte de dizaines de milliers de personnes, a organisé de nombreux événements (manifestations, meetings, blocus,) pour réclamer des éclaircissements et la justice
Cependant peu de nouvelles informations apparaissent sur ce qui s’est réellement passé la nuit du 26 septembre 2014, et le découragement gagne les proches des étudiants disparus et la société civile. La version officielle donnée en janvier par le Procureur (d’alors) Murillo Karam, met en cause les autorités locales. Elle a cependant essuyé de fortes critiques de la part de la société civile, en l’absence de preuve allant dans ce sens, et s’est heurtée au slogan désormais utilisé « Etat coupable » (Note de traduction « Fue el Estado », littéralement : c’est l’Etat). Selon une enquête publiée dans la revue Proceso, les Forces fédérales ont participé à l’attaque contre les étudiants à Iguala, et le gouvernement fédéral était informé, en temps réel, de tout ce qui s’est passé dans la ville la nuit du massacre. Proceso souligne que l’attaque a été orchestrée pour porter un coup au cœur de « la structure idéologique et de prise de décision de cette institution » de l’école normale. Cette hypothétique complicité des autorités fédérales fait considérer par certains la disparition des 43 étudiants comme une action « génocidaire ». Elle ferait partie d’une stratégie de contrôle de la population envers les militants sociaux, en particulier les jeunes.
Comme Raymundo Riva Palacio le signale dans un article paru dans le journal El Financiero, le crime de génocide est un ensemble d’actes commis « dans l’intention de détruire, totalement ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Ces actes incluent « le meurtre ou les atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe, la soumission du groupe à des conditions d’existence qui entraînent sa destruction physique, totale ou partielle ». Il ajoute qu’en cas de preuve de la participation de l’armée mexicaine dans la disparition des étudiants, le crime de génocide pourrait être constitué, s’appuyant sur la façon dont les instituts de formation des enseignants sont, depuis des années, attaqués dans le pays, et des actions de répression systématiquement engagées contre les futurs professeurs, notamment ceux d’Ayotzinapa. Riva Palacio continue: « la non intervention de l’armée le jour du massacre, et le silence qui entoure les informations détenues par le bataillon 27 à propos des bandes criminelles présentes dans leur zone d’intervention font partie de la stratégie. Le manque de transparence du bureau du procureur à propos des preuves récoltées et la baisse constante de crédibilité du gouvernement, accentuent l’échec politique et la débâcle juridique des autorités en place. Le cauchemar continue pour Peña Nieto, et cela pourrait le mener devant les tribunaux pour génocide, peut-être même avant la fin de son mandat».
Cette stratégie d’élimination des acteurs sociaux critiques et gênants par les derniers gouvernements, comme le sont les écoles normales rurales, serait en œuvre depuis des années. Comme Lorenzen et Orozco le mentionnent : « Les écoles normales rurales comme celle d’Ayotzinapa sont abandonnées par l’Etat et étranglées financièrement. Il y a une intention évidente d’éliminer ces écoles, qui ont toujours été des lieux d’enseignement et de développement de la pensée critique et de gauche, et dont de nombreux activistes, et même certains guérilleros sont sortis diplômés. Il ne reste ainsi aujourd’hui que 16 des 36 écoles normales rurales qui existaient en 1939 ». L’abandon dont elles souffrent a fragilisé ces écoles et diminué le nombre de leurs diplômés –ceci alors que ces derniers vont enseigner dans les communautés les plus pauvres, les plus reculées et qui resteraient autrement sans professeur. Comme Adrián Ramírez, président de la Ligue Mexicaine pour la Défense des Droits de l’Homme (Limeddh) l’a souligné dans un entretien avec TeleSUR: « Les enseignants en formation sont réduits au silence, et ceci de façon systématique. On veut les faire disparaître par le biais de coupes dans les budgets des écoles, la diminution du nombre d’inscriptions ou le manque de soutien à la formation en milieu rural et aux diplômés. De cette façon, on tait aussi les voix qui les soutiennent ». Face à la pression sociale entraînée par la disparition des 43 jeunes d’Ayotzinapa, la Chambre des Députés a été forcée d’approuver un budget supplémentaire de 400 millions de pesos pour les écoles normales rurales.
Collusion entre les autorités et le crime organisé
L’état de Guerrero traverse une crise importante en matière de sécurité et de Droits de l’Homme, avec un extrême niveau de violence dans certaines régions. Selon l’Office des Nations-Unies contre la drogue et le crime, le taux d’homicides au Mexique est passé de 10,3 à 22,8 pour 100 000 habitants entre les années 2000 et 2011. L’état de Guerrero a, quant à lui, enregistré en 2014 le record national de 42,7 homicides pour 100 000 habitants. Dans son rapport Indice de paix Mexique 2015, l’Institute for Economics and Peace (Institut pour l’économie et la paix) relève que le Guerrero est paradoxalement l’état du Mexique dans lequel les dépenses par habitant sont les plus élevées en matière de lutte contre la violence. Le budget attribué est en effet de 43 666 pesos, quand la moyenne nationale plafonne à 33 414 pesos. Selon les informations du Ministère Public, une vingtaine de groupes appartenant au crime organisé se disputent le territoire de l’état. Selon les forces de sécurité du Mexique, 12 maires dans l’état sont soupçonnés d’entretenir des liens avec des groupes criminels (8 du PRD –Parti de la Révolution Démocratique et 4 du PRI –Parti Révolutionnaire Institutionnel).
Des signaux sont au rouge dans plusieurs régions de l’état. La ville de Chilapa est la scène de fréquents affrontements violents entre bandes rivales, principalement Los Rojos et Los Ardillos. Le 9 mai dernier, quelques 300 civils armés ont pris le contrôle de la ville. Cinq jours durant, ils ont dressé des check-points, fouillé les voitures, les maisons et les magasins, et arrêté des gens. Après un accord passé avec l’armée ils sont retirés, sans toutefois libérer les personnes enlevées –des plaintes pour disparition ont alors été déposées. Dans les régions Costa Grande et Tierra Caliente, des milliers de familles ont fuit leur domicile par peur du crime organisé. En effet, les bandes criminelles les menacent, exercent du chantage, volent, kidnappent et assassinent. Des communautés entières sont maintenant désertes, leurs habitants ayant fui, principalement à Chilpancingo ou en-dehors de l’état.
De violents affrontements entre militants des différents partis politiques ont émaillé les élections (municipales, de députés et au poste de gouverneur) qui se sont déroulées en juin. Plusieurs attaques ont visé les sièges des partis, ainsi que des personnes impliquées dans les élections : 14 assassinats au moins sont à déplorer parmi les militants, directeurs de campagne, hommes politiques et candidats aux sièges de député fédéral et de maire. Le jour des élections municipales à Tlapa de Comonfort, un jeune adhérent du Mouvement Populaire de Guerrero (MPG) est décédé après avoir été touché par une balle, probablement tirée par la police fédérale. Plusieurs candidats s’étaient auparavant retirés de la course pour cela.
Les guerres de territoire divisent les mouvements sociaux
Le contrôle du territoire fait l’objet de disputes entre différents groupes. En effet, les intérêts des multinationales et du gouvernement fédéral d’une part, et ceux des cartels de drogue d’autre part, s’entrechoquent. Les premiers souhaitent utiliser la terre pour l’exploitation minière ou d’autres grands projets comme les barrages hydro-électriques ; les seconds pour la production de marihuana et du pavot, ainsi que pour le transport et la vente de la drogue.
Des communautés locales se sont organisées en groupes d’autodéfense et brigades citoyennes pour défendre leurs territoires ; ils doivent lutter d’une part contre la confiscation de leurs terres et l’expropriation, et d’autre part contre l’escalade de violence dans l’état.
Les groupes d’autodéfense, apparus en 2013 dans les états de Guerrero et Michoacán, avaient suscité l’espoir que la corruption et l’injustice diminuent, grâce à la prise en main des communautés elles-mêmes. Ce mouvement semble toutefois s’affaiblir et leur projet collectif fragilisé. Les nombreuses violences et les affrontements entre différents groupes d’autodéfense en sont la preuve, en particulier entre l’UPOEG (Union des Peuples et des Organisations de l’état de Guerrero) et le FUSDEG (Front Uni pour le Développement de l’état de Guerrero). Début juillet les deux groupes se sont affrontés à propos de terres sur lesquelles, semble-t-il, est cultivé du pavot ; les deux entités en revendiquent la propriété. Le 26 juillet, Nelda Edilia Sánchez López, professeure membre de l’équipe de coordination du FUSDEG à San Marcos, a été assassinée. Début juin, un affrontement entre le FUSDEG et d’anciens de ses membres a fait 10 morts dans la commuauté de Xolapa, près d’Acapulco. Un mois plus tard, en août, le leader de l’UPOEG, Miguel Ángel Jiménez, a été tué à Xaltianguis (municipalité d’Acapulco) par des hommes armés.
La stratégie du gouvernement : diviser pour régner
Des analystes voient dans les affrontements entre les groupes d’autodéfense un indice de la stratégie de division du gouvernement. Dans son entretien avec TeleSUR, le président de la Ligue Mexicaine pour la Défense des Droits de l’Homme, Adrián Ramírez, signale que « la mort de Miguel Ángel Jiménez qui survient dans ce contexte de confrontation apparente entre groupes de polices communautaires est un autre élément de ce génocide. On ne peut ignorer ce que le modèle colombien, en la personne d’Oscar Naranjo Trujillo, chef de la police nationale colombienne et conseiller en matière de sécurité au début du mandat d’Enrique Peña Nieto, a provoqué dans notre pays. Il a créé ces groupes d’autodéfense qui ont commencé à provoquer les gardes civils et communautaires – dont certains se trouvent d’ailleurs aujourd’hui en prison. Les gardes communautaires originels ont été arrêtés, et le reste des groupes s’affrontent dans les communautés. La mort de Miguel Ángel Jiménez Blanco est un élément de plus dans cette incessante bataille du gouvernement mexicain pour faire taire ceux qui protestent et empêcher l’enquête d’avancer, un an après [les événements d’Ayotzinapa] ».
Un journaliste de Proceso, raconte dans son livre Batallas de Michoacán, paru en 2015, comment les groupes d’autodéfense se sont développés en 2013 dans la région de Tierra Caliente (état de Michoacán) avec l’aide du gouvernement fédéral, dans le but de contrer le crime organisé. « L’ingouvernabilité et la perte de contrôle sur le territoire à Michoacán ont inquiété les investisseurs étrangers, qui veulent un pays stable. Le gouvernement de Enrique Peña Nieto a alors lancé un plan secret, préparé pendant des mois avec son principal conseiller en matière de sécurité publique, le général colombien Óscar Naranjo ». L’auteur du libre raconte comment des civils de Tierra Caliente, fatigués du climat de terreur instauré par les Chevaliers Templiers, ont été armés, payés et protégés pour combattre les bandes criminelles sur leur propre territoire. Un accord a également été passé avec un gang ennemi des Templiers, en échange de leur protection. José Manuel Mireles, leader des autodéfenses à MIchoacan et étranger à cet accord, a voulu faire des autodéfenses un agent de changement et de lutte contre le crime organisé à Michoacán et dans tout le pays. En conséquence, il a été emprisonné dans l’état de Sonora.
L’emprisonnement des activistes fait en effet également partie de la stratégie du gouvernement pour contrôler la population. Ces dernières années, on recense plusieurs cas de défenseur-e-s des Droits arbitrairement arrêté-e-s, puis transféré-e-s vers des prisons de haute sécurité. Nestora Salagado, coordinatrice de la CRAC-PC (Coordination Régionale des Autorités Communautaires – Police Communautaire), est l’une de ces personnes. Arrêtée en août 2013 pour kidnapping (sur des personnes qui avaient été en réalité arrêtées par la CRAC), elle a été incarcérée dans une prison de haute sécurité dans l’état de Nayarit. Deux ans après son arrestation, elle est toujours emprisonnée, aujourd’hui dans le Centre de réinsertion social pour femmes Tepepan à Mexico. Marco Antonio Suástegui, porte-parole du Conseil des ejidos et communautés opposés au barrage de la Parota, est un autre exemple de ces détentions arbitraires. Alors qu’il lutte depuis 12 ans contre la construction d’un barrage hydroélectrique dans les alentours d’Acapulco, il a été emprisonné en juin 2014, accusé d’avoir participé à une fusillade et à un attentat. Le 21 août dernier, il a finalement été libéré sans que son cas n’ait été résolu, et même si la justice « n’a pas été rendue », selon les dires-mêmes du militant. Le Centre des Droits de l’Homme de la montagne Tlachinollan, qui assure sa défense, a insisté sur le fait que « le cas de Marco Antonio Suástegui est un exemple clair de la tendance du ministère public à fabriquer des délits ». Tlachinollan avait déjà par le passé dénoncé l’incarcération des défenseurs dans des prisons de haute sécurité : « le recours systématique par le pouvoir exécutif de l’état à des prisons fédérales de moyenne et de haute sécurité, comme outil de coercition à l’encontre des mouvements sociaux, viole les traités internationaux ratifiés par le Mexique ».
Quel avenir pour les jeunes?
L’état de Guerrero reste le premier producteur de pavot au Mexique, suivant la tendance aux Etats-Unis, où la consommation d’héroïne a augmenté par rapport à celui de la cocaïne. Une enquête du journal El Universal et de la revue Esquire Mexique, révèle que 42% de la production nationale de pavot – cultivé dans une zone couvrant également les états de Michoacán et de Morelos- est produite sur 40% du territoire de l’état. Cet espace géographique concentre au moins cinq organisations criminelles : Guerreros Unidos, Los Rojos, Cártel Independiente de Acapulco, La Barredora et Los Granados. L’état de Guerrero représente d’autre part, de par sa localisation, une zone-clé pour le transport de la drogue de la côte atlantique vers le centre du pays.
Le gouvernement réduit volontairement les budgets alloués aux instituts de formation des enseignants en milieu rural, et leurs étudiants sont victimes de harcèlement et d’une forte répression, ceci depuis des décennies. Les jeunes de ces zones ont en conséquence de moins en moins de possibilités pour s’assurer un avenir. Comme le soulignent Mathew Lorenzen et Zulia Orozco dans leur article « AYOTZINAPA : notre portrait dans le miroir » : l’abandon des écoles normales rurales est grave [car] celles-ci représentent une possibilité d’ascension sociale pour les fils de paysans et les habitants des zones rurales. Il est important de noter qu’on trouve aussi, parmi les facteurs d’ascension sociale, la migration, nationale ou internationale et, très inquiétant, l’entrée dans des bandes du crime organisé ».