Activités de SIPAZ (Novembre 1998 – janvier 1999)
26/02/1999SYNTHÈSE : Actions recommandées
31/08/1999DOSSIER : La « Voix de Cerro Hueco », un cri venu de derrière les barreaux
J’arrive à la prison; la première chose que l’on me demande à la porte d’entrée est de présenter mes papiers d’identité. Je descends six marches d’un escalier, puis, à une table, quatre femmes se chargent de vérifier les articles que je veux introduire dans la prison. Elles gardent mon sac. L’étape suivante consiste en une fouille corporelle. Je passe ensuite la seconde grille et descends 20 marches de plus. Je dois encore franchir quatre grilles pour me trouver dans la prison de « Cerro Hueco ». Certains détenus s’approchent de moi pour me quémander de l’argent. D’autres me demandent quel détenu je cherche et se proposent de m’aider à le trouver. «Je vais voir les personnes qui font partie de la « Voix de Cerro Hueco »», leur dis-je. Quelqu’un, dès lors, m’accompagne à la cellule que je cherche.
L’endroit est une grande pièce de 64 mètres carrés traversée par un mur de bois. On a créé plusieurs cellules de bois dans un second étage qui tient à peine debout. Plus de 55 personnes dorment là, la plupart d’entre elles à même le sol.
Il y a déjà plusieurs années que l’on a commencé à parler des déficiences du système pénitentiaire mexicain. Ainsi, il a été dit que ce que l’on appelle les CERESO (Centres de Réadaptation Sociale), nom officiel donné aux prisons du Mexique, n’offrent pas d’alternatives viables aux personnes qui, pour une raison ou pour une autre, se trouvent incarcérées. Au Chiapas, une grande majorité des prisonniers sont indigènes. Ces personnes, dont la culture est différente ainsi que la manière d’exercer la justice, et dont la langue maternelle n’est pas l’espagnol, se trouvent confrontées à de plus amples difficultés quand il s’agit pour eux de connaître ou de faire reconnaître leurs droits, ou même de s’assurer que leurs cas reçoivent un procès clair et juste.
Il est certain que le gouvernement du Chiapas a tâché d’avoir un personnel qui parle les quatre langues autochtones et comprenne la culture des indigènes. Mais cela demeure insuffisant et explique en partie pourquoi un mouvement civil pour défendre les prisonniers politiques indigènes a surgi dans le CERESO #1 de Tuxtla Gutiérrez. Ce groupe, appelé la « Voix de Cerro Hueco », est une organisation principalement indigène du fait de la présence des groupes ethniques Tzotzil, Tzeltal, Chol et Tojolabal.
Comment est née la « Voix de Cerro Hueco » ?
Après le soulèvement armé de janvier 1994, le nombre de prisonniers indigènes a considérablement augmenté dans le pénitencier de Cerro Hueco, ainsi que dans d’autres prisons du Chiapas. Entre 1995 et 1996, les agressions (assassinats, maisons brûlées, vol de bétail, etc.) du groupe paramilitaire « Développement, Paix et Justice », qui opère dans la Zone Nord (région chol) à l’encontre des sympathisants du PRD ou des bases de soutien zapatiste, se sont multipliées. Beaucoup de personnes faisant partie de ce dernier groupe ont été arrêtées selon des procédures présentant de nombreuses irrégularités, et se sont retrouvées accusées de divers délits. A cette époque, 70% des personnes détenues dans le cadre de conflits politiques étaient « choles« .
Face à cette situation, les prisonniers indigènes ont commencé à s’organiser pour chercher des avocats qui seraient prêts à assurer le suivi de leurs dossiers. Gustavo Estrada Gómez, membre de la « Voix de Cerro Hueco » depuis ses débuts, nous raconte : «… nous avons commencé à discuter et voir pourquoi il n’y avait aucune organisation ici, pourquoi il n’y avait personne pour étudier nos dossiers et défendre nos cas, seulement les avocats commis d’office et de droit commun, et qui, de toutes façons, prenaient partie pour le gouvernement…».
Depuis le début du conflit, on a pu recenser plus de 200 prisonniers politiques. Aujourd’hui, ils sont encore près de 80 à Cerro Hueco et dans d’autres prisons du Chiapas.
Les grèves de la faim
Entre juillet et août 1996, plusieurs discussions internes ont débuté de pair avec un premier travail d’organisation et de prise de conscience de leurs droits. C’est ainsi que ces prisonniers ont pris la décision d’entamer une grève de la faim à partir du 1er septembre de cette même année. Cet événement a marqué le début formel de l’organisation. La « Voix de Cerro Hueco » comptait alors environ 80 membres. A la même date, une étrange coïncidence allait amener l’EZLN à abandonner la table des négociations de San Andrés et à décider de ne pas reprendre le dialogue tant que le gouvernement n’aurait pas rempli cinq conditions (notamment la libération des prisonniers politiques). Aucune des conditions n’a été remplie et les indigènes incarcérés ont continué à lutter, de différentes manières, depuis leurs cellules.
Fin 1996, le gouvernement du Chiapas, désireux de faire baisser la pression suscitée par les grèves de la faim, ordonna la libération de plusieurs dirigeants. Ceux-ci commencèrent dès lors à assurer le travail de représentation du mouvement à l’extérieur de la prison et à entrer en contact avec différentes ONG, médias et diverses autorités.
La Marche Wejlel
En mai 1997, dans le but de rompre la situation d’encerclement imposé par « Développement, Paix et Justice » et d’obtenir la libération des prisonniers, des centaines d’indigènes choles, sympathisants de l’EZLN et du PRD, accompagnés par plusieurs étrangers, prirent le chemin de la capitale du Chiapas pour demander audience auprès du gouverneur. Plusieurs obstacles vinrent parsemer leur route jusqu’à Tuxtla Gutierrez.
Arrivés à destination, ils installèrent une manifestation permanente face au palais du gouverneur. Après avoir attendu pendant près de 100 jours une entrevue avec ce dernier, ils entamèrent des négociations avec d’autres fonctionnaires et réussirent à obtenir la libération de quelques dirigeants.
La majorité des prisonniers de la Zone Nord fut ainsi libérée. Mais la persécution à l’encontre des bases de soutien zapatiste ne cessa pas pour autant et le nombre de prisonniers recommença à augmenter. Une des méthodes auxquelles a notamment recouru le gouvernement fut le démantèlement des Municipalités Autonomes.
La détention d’Autorités Autonomes Zapatistes
Par le biais d’opérations mixtes entre la police et l’armée réalisées en 1998, le gouvernement local, sous couvert d’un discours appelant à respecter l’Etat de droit, s’est attaché à démanteler ce qu’il est convenu d’appeler les « municipalités autonomes ». Ces dernières furent nommées ainsi par les bases de soutien zapatiste dans différentes communautés de la zone de conflit (voir le bulletin du SIPAZ Année 3 – Num. 3).
Leur démantèlement a été réalisé dans un délai de trois mois selon le schéma suivant :
- Taniperlas (Municipalité de Ricardo Flores Magón) – 11 avril 1998 ;
- Amparo Aguatinta (Municipalité Terre et Liberté) – 1er mai 1998 ;
- Nicolás Ruiz (Municipalité du PRD) – 3 juin 1998 ;
- El Bosque (Municipalité Saint-Jean de la Liberté) – 10 juin 1998.
Au cours de ces opérations, jusqu’à 200 personnes ont été détenues et, à l’heure actuelle, une dizaine d’entre elles restent incarcérées.
Ces démantèlements ont été réalisés avec violence, engendrant de nombreuses violations des droits humains et certaines irrégularités furent commises dans le cadre de la procédure juridique.
Le témoignage de Juan, un paysan indigène de plus de 60 ans (prisonnier depuis le 6 octobre 1997), rend compte de l’impact que ces opérations peuvent avoir sur les personnes: «Et bien quant à moi, tout ça me met en colère parce que je ne suis pas comme ils [la police] le disent, c’est-à-dire, je ne suis pas un délinquant. Ils nous ont balladés à travers la place centrale pour que tous les habitants de la communauté nous voient. J’ai pensé qu’ils allaient nous humilier là, devant tout le monde. Maintenant, ce qui me préoccupe, c’est ma femme. Elle est malade à cause d’un accident qu’elle a eue. Elle n’a personne pour s’occuper d’elle et si je tarde encore longtemps ici et bien je ne sais pas ce qu’il va se passer.»
La Commission Nationale pour les Droits de l’Homme (CNDH), dans le cadre de l’enquête menée sur le cas de Taniperlas, a constaté que plusieurs incidents avaient eu lieu et que certaines actions réalisées par des fonctionnaires avaient été exécutées de façon irrégulière.
C’est ce qui l’a conduit à émettre la recommandation No. 49/98, adressée au gouverneur du Chiapas, dans laquelle elle l’invite à ce qu’il: «…analyse et revalorise la situation juridique des plaignants et des plaideurs du fait de… l’existence de diverses irrégularités, ainsi qu’à cause du manque de formalités essentielles à la procédure, (…) donne les ordres nécessaires pour qu’une procédure administrative soit initiée à l’encontre des fonctionnaires publics qui ont participé à l’arrestation arbitraire de ….[suit la liste des personnes détenues.]…»
Ce type d’irrégularités apparaît, en fait, dans une certaine mesure, dans toutes les opérations qui ont été effectuées.
Le gouvernement n’avait jamais réfléchi à l’impact que pourrait avoir l’arrivée de plusieurs figures d’autorité issues des municipalités autonomes à l’intérieur de Cerro Hueco. Or c’est cette nouvelle donné qui amène la structure de la « Voix de Cerro Hueco » à cesser d’être un conseil d’administration pour devenir un Conseil Elu et Autonome.
Ce processus a pris deux mois avant de prendre forme et continue encore de se consolider. Chaque dimanche, le Conseil se réunit et tous les lundis, une Assemblée Générale est organisée pour pouvoir entreprendre de nouvelles initiatives ainsi que pour arriver à certains accords.
Grâce à cette nouvelle modalité qui aura bientôt un an, le principe zapatiste de « commander en obéissant » devient omniprésent.
L’actuel directeur du Conseil, Amado Galvez Gómez, le commente en ces termes: «…quand quelqu’un vient pour parler avec la « Voix de Cerro Hueco », il ne parle plus uniquement à une seule personne ; il se réunit avec la totalité des membres du Conseil et ce sont eux qui prennent les décisions. Il y a eu un grand changement dans la « Voix de Cerro Hueco ».»
Le président du Conseil Municipal Autonome de « Terre et Liberté », détenu avec d’autres compagnons le 1er mai, ajoute: «… chaque région a nommé ses représentants devant le Conseil… et que nous soyons ou pas zapatistes, (… ) ici, nous nous rappelons que nous devons nous respecter les uns les autres et que notre lutte est pour l’autonomie et le droit à exiger notre liberté avec justice et dignité.»
Le 14 avril 1999, l’universitaire Sergio Valdéz Ruvalca a été libéré sous caution (5600 pesos, environ 550 US$). Une semaine avant sa libération, il nous a expliqué que, s’il acceptait de sortir, ce serait avec l’accord du Conseil de la « Voix de Cerro Hueco », si celui-ci considérait que sa collaboration serait plus profitable à l’extérieur de la prison. De son côté, Luis Menéndez, métis et membre d’une ONG, aussi détenu au cours du démantèlement de Taniperlas, a déclaré : «Rester prisonnier est un signe de solidarité humaine vis-à-vis de mes compagnons à l’intérieur de la prison ; et à l’extérieur, c’est une dénonciation à l’encontre du système judiciaire qui prévaut au Chiapas.»
Situation Précaire à Cerro Hueco
La prison de Cerro Hueco peut recevoir entre 300 et 400 prisonniers. Cependant, le nombre de détenus est d’environ 1200 personnes, ce qui signifie que la majorité d’entre eux ne dispose que de très peu d’espace. Les services médicaux sont rares et insuffisants ; la possibilité de gagner un peu d’argent pour leur permettre d’aider leur famille est presque inexistante. Il est difficile de trouver un marché adapté pour vendre les quelques travaux d’artisanat qu’ils élaborent.
Cette situation a de nombreuses conséquences pour les membres de leur famille qui restent à l’extérieur, sans protection, incapables d’assurer leur subsistance. Maria Antonieta, épouse de l’un des prisonniers issus des municipalités autonomes, nous explique, tandis qu’elle donne le sein à son bébé : «Nous avons beaucoup souffert et nous avons dû faire face à beaucoup de problèmes de santé et d’alimentation, surtout chez nos enfants. J’ai dû les résoudre seule alors même que je me mourais de pleurs et de désespoir ; je suis même tombée malade, mais bon, il n’y a pas d’autres possibilités, que puis-je faire si le mauvais gouvernement ne veut pas nous écouter.»
Failles dans le système judiciaire
Le thème de la pratique judiciaire au Mexique a fait l’objet de diverses recherches, suite aux nombreux cas qui ont été présentés tant auprès d’instances nationales qu’internationales. Parmi ces dernières, on peut citer Amnesty International, Human Rights Watch, la Commission Interaméricaine des Droits Humains de l’OEA (Organisation des Etats Américains), de même que quelques Commissions de l’ONU. On peut tirer comme conclusions de leurs rapports que le Mexique dispose d’un excellent système légal mais que ledit système se trouve pris en défaut lorsqu’il s’agit de le faire fonctionner. Dans le cadre de la mise en pratique du système judiciaire, des violations des droits de la personne et sociaux sont commises pour de multiples raisons, parmi lesquelles la corruption et la manipulation pour des intérêts particuliers, politiques ou d’Etat.
A l’échelle nationale, la CNDH, une instance gouvernementale, a dégagé une constante dans les différents cas survenus dans tout le Mexique qu’elle a examinée, à savoir, de nombreuses irrégularités ont été commises par certains fonctionnaires publics au cours des différents stades de la procédure juridique.
Dans le cas concret des prisonniers de la « Voix de Cerro Hueco », on note certains points récurrents : une détention injuste, des accusations par le biais de faux témoignages et d’évidentes irrégularités dans la procédure. Un autre point important est la mention qui est faite dans leur dossier de leur appartenance à l’opposition politique (organisations sociales indépendantes, bases de soutien de l’EZLN ou membres du PRD) alors que leur affiliation politique n’a, officiellement, aucun rapport avec les chefs d’accusation.
Selon Miguel Angel de los Santos, l’avocat de nombre de ces prisonniers, une autre constante est que «…le fonctionnaire représentant le ministère public agit avec une rapidité qui, comme nous le savons tous, n’est pas caractéristique du système juridique mexicain. Ils viennent à bout de la phase d’investigation antérieure au procès en un temps record, une rapidité que l’on ne peut pas observer dans d’autres cas… Le juge est tenu par la loi d’analyser minutieusement et objectivement les résultats de l’enquête préliminaire; ce n’est cependant pas ce qu’il fait et c’est ce qui explique la rapidité… C’est ainsi que la police orchestre ses opérations si vite, comme s’ils étaient déjà en train d’attendre l’ordre d’appliquer les mandats d’arrêt; c’est ce qu’il s’est passé dans les cas de Taniperlas, Terre et Liberté, Nicolás Ruiz et dans certains cas particuliers.»
Il faut aussi faire une référence spéciale aux cas d’homonymie (Manuel Fernández Pérez, Miguel Hernández Pérez, Antonio López Vázquez) : des cas de personnes dont les noms correspondent exactement à ceux d’autres détenus et qui, pour cela, se voient attribuer la responsabilité de délits commis par leurs homonymes ce qui allonge ainsi la durée de leur peine. Les autorités ne se sont cependant guère intéressées à creuser cette question, en utilisant les registres de l’Institut Fédéral Electoral ou du Registre Civil, afin de mettre au clair les responsabilités des uns et des autres.
Selon Miguel Angel de los Santos, «le système judiciaire en est arrivé à tel point que les personnes qui sont apparemment impliquées dans un délit sont considérées coupables jusqu’à ce qu’elles fassent la preuve du contraire, alors que la loi dit l’inverse: une personne est considérée comme innocente jusqu’à ce que ceux qui l’accusent apportent les preuves de sa responsabilité.»
Dans ces circonstances, s’agissant non pas d’actions isolées mais d’une façon de faire et de rendre la justice qui a sa source dans la structure même du pouvoir, la solution juridique des cas des prisonniers politiques est beaucoup plus compliquée. Cette solution devra d’abord être politique.
L’existence de tant d’irrégularités juridiques et la souffrance humaine suscitée par ces faits rendent importante la visite du Rapporteur Spécial de l’ONU pour l’Indépendance des Juges et des Avocats ainsi que celle du groupe de travail sur les Détentions Arbitraires. C’est la demande qui a été formulée par une centaine d’ONG mexicaines, en mars, dans le cadre de la session de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU à Genève.