ACTUALITÉ : Mexique : espace civique « en risque » au milieu d’une crise durable des droits humains
04/06/2022ARTICLE : Imaginez qu’il y a une guerre…
04/06/2022« #NosEstánMatando On ne tue pas la vérité en tuant des journalistes ! »
L es meurtres des journalistes Yesenia Mollinedo Falconi et Sheila Johana García Olvera, survenus le 9 mai 2022 à Veracruz, ainsi que celui de Luis Enrique Ramírez Ramos, journaliste et analyste politique qui avait été enlevé et assassiné quatre jours plus tôt dans le nord du pays, a porté le bilan des journalistes exécutés au Mexique depuis le début de 2022 à 11.
La délégation de l’Union Européenne (UE) et les ambassades de ses États membres au Mexique, ainsi que celles de la Norvège et de la Suisse, ont condamné ces meurtres : « Les événements qui se sont produits en moins d’une semaine reflètent une fois de plus le degré très grave de violence et d’intimidation auquel de nombreux journalistes au Mexique sont confrontés », ont souligné les représentants diplomatiques.
Human Rights Watch (HRW) a déclaré, pour sa part, qu’il est urgent de mettre en place des mesures pour renforcer le mécanisme fédéral de protection, pour mettre fin au harcèlement des journalistes qui critiquent le gouvernement et pour mettre fin à l’impunité « presque absolue » de ces délits.Tyler Mattriace, chercheur pour les Amériques à HRW, a assuré que « cette année est en passe de devenir la plus meurtrière de l’histoire pour les journalistes au Mexique » »; et que « le président Andrés Manuel López Obrador (AMLO) n’a pas seulement échoué dans la lutte contre la violence contre la presse, mais continue également d’utiliser ses conférences du matin pour harceler et intimider les journalistes. Le « théâtre » public des messages de « Zéro impunité » « ne garantit pas qu’il y aura justice pour les meurtres » existants, a précisé l’organisation.
Le Mexique, l’un des pays les plus meurtriers au monde
Plusieurs sources le démontrent : le Mexique est l’un des pays les plus dangereux au monde pour les journalistes. Le pays reste à la 143e place sur 180 dans l’Indice mondial de la liberté de la presse (2021), inchangé par rapport à l’année précédente. Il a certes amélioré son classement ces dernières années (153e place en 2013). Mais, selon Reporters sans frontières (RSF), le score obtenu par le Mexique est passé à 46,71 en 2021 (45,45 en 2020), ce qui implique une aggravation de la situation de la liberté d’expression en raison d’une augmentation des agressions et d’un environnement plus hostile pour les journalistes.
La description de la situation dans le pays publiée sur le site de l’organisation alerte : « Patrie des cartels de la drogue, le Mexique continue d’être l’un des pays les plus meurtriers au monde pour les médias. (L)es journalistes (…) subissent des intimidations, des agressions, ils peuvent être tués de sang-froid. De nombreux journalistes ont disparu dans le pays ; beaucoup d’autres ont été contraints à l’exil pour être en sécurité ».
Couverture de la corruption et de la politique, les sujets les plus dangereux
En 2021, les thèmes possiblement à l’origine des attaques contre les journalistes ont été la corruption et la politique avec 285 cas d’agression (44,25 % du total), selon le rapport 2021 « Déni » d’Article 19. Couvrir des thèmes liés à la sécurité et à la justice, connues familièrement sous le nom de « nota roja » (ndt : sections policières souvent gores) au Mexique, est en deuxième position avec 155 cas (24% du total). La couverture de questions telles que les droits humains, les manifestations, les mouvements sociaux et la défense de la terre et du territoire occupe les troisième, quatrième et cinquième place.
« Ce qui se passe au Mexique est terrifiant, c’est encore une fois le pays avec le plus de morts en un an, alors que c’est un pays en théorie en paix », a expliqué le secrétaire général de Reporters sans frontières, Christophe Deloire, coïncidant avec la publication de son bilan annuel 2021. « Les journalistes qui enquêtent sur le trafic de drogue, la pègre d’une classe politique corrompue, sont tués plus souvent que dans d’autres pays. C’est sinistre », a-t-il ajouté.
Selon Article 19, les rapports sur les questions de sécurité augmentent le risque d’être victime du crime organisé (33 des 42 attaques ont été perpétrées par ces groupes) et des forces de sécurité civiles (52 sur 110). En ce sens, les journalistes qui couvrent ces thèmes sont plus susceptibles de subir des menaces de mort (15 cas sur 36), des arrestations arbitraires et des privations de liberté (13 cas sur 33) et d’être tués, puisque quatre des sept journalistes ont été tués en 2021 travaillaient sur les questions de sécurité et de justice. Entre agressions et impacts postérieurs, il n’est pas étonnant que la peur d’être agressé pousse surtout les journalistes qui couvrent les questions de sécurité et de justice à s’autocensurer pour éviter un risque plus important.
Impunité et recrudescence de la violence
Malgré certains progrès récents, le Mexique reste confronté à un grave problème d’impunité. RSF considère que la collusion des autorités et des politiques avec le crime organisé et les entreprises nationales et transnationales menace gravement la sécurité des journalistes et entrave le fonctionnement de la justice dans le pays à tous les niveaux. Lorsque les journalistes enquêtent sur des questions gênantes pour le gouvernement ou liées au crime organisé – en particulier au niveau local – ils peuvent être menacés et intimidés, voire tués, selon l’organisation.
L’arrivée au pouvoir du président Andrés Manuel López Obrador (AMLO) en décembre 2018 ne semble pas avoir réussi à enrayer ni la spirale de la violence contre les journalistes ni l’impunité (celle-ci variant entre 91 et 98% selon les sources et est un facteur qui nourrit précisément ladite spirale).
Article 19 documente qu’en 2021, au Mexique, une attaque contre la presse a été enregistrée toutes les 14 heures, avec un total de 644 attaques tout au long de l’année. Sur cette même période, sept journalistes ont été tués. Au cours des trois années de gouvernement du président Andrés Manuel López Obrador, il y a eu 1 945 attaques contre la presse, parmi lesquelles 30 assassinats de journalistes et deux disparitions. Cela représente « près de 85 % d’attaques contre la presse de plus que celles correspondant aux trois premières années du président précédent, marquant la période la plus violente contre la presse jamais enregistrée », indique le rapport d’Article 19 de 2021.
Déni et invisibilité
Le même rapport souligne qu’en 2021 « la tendance des discours officiels à nier et à rendre invisibles les problèmes liés aux droits humains s’est consolidée ». Le président mexicain a minimisé les meurtres de journalistes, affirmant qu’ils ne représentaient qu’un pourcentage insignifiant des meurtres que le Mexique affronte chaque jour, ce qui, bien que vrai, n’est pas une consolation.
Il est important de souligner qu’en 2021, les fonctionnaires ont été le principal agresseur contre les journalistes et les médias, comme c’est le cas depuis 2009, année où Article 19 a commencé le registre des attaques contre la presse au Mexique. Ainsi, sur les 644 agressions de 2021, l’État mexicain a été impliqué dans au moins 274 d’entre elles (42,55%), par l’intermédiaire de fonctionnaires, de forces de sécurité civiles (policiers) et de forces armées (garde nationale, armée, marine), etc. En d’autres termes, les autorités mexicaines sont directement liées à deux attaques sur cinq contre la presse.
Stigmatisation et criminalisation
Le 1er février 2022, la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) a appelé le gouvernement mexicain à reconnaître la crise de violence que traverse le journalisme au Mexique. De même, il a demandé la suspension de l’espace « Qui est qui des mensonges », qu’il a qualifié d’« espace totalement contraire aux normes démocratiques de la liberté d’expression » et qui « raréfie les messages fermes qu’il conviendrait d’entendre en faveur du travail journalistique et contre la violence contre les journalistes ». Le président mexicain a nié qu’il y ait une relation entre l’augmentation de la violence contre les journalistes et ce qui est dit à leur sujet dans ses conférences. Il considère ces observations comme des « spéculations erronées ». AMLO a déclaré : « Très peu de journalistes accomplissent le noble travail de reportage ». Article 19 a également documenté qu’en 2021, lors des conférences matinales du président « à au moins 71 reprises, en moyenne près de six fois par mois, le chef de l’exécutif fédéral lui-même ou d’autres membres du gouvernement ont injurié la presse ». Selon la même source, 40 % des déclarations vérifiables du président n’étaient pas vraies : 34 % mêlaient des informations vraies à des informations erronées et 17 % étaient totalement fausses. En ce sens, AMLO contribue dans une large mesure à un cycle de fausses informations et de stigmatisation, selon le rapport « Déni ».
D’autre part, le rapport indique qu’il existe un déficit d’information au Mexique à la fois en raison du manque de couverture Internet, en particulier dans les régions rurales, et du fait de la monopolisation des médias quand 33 % des dépenses totales de publicité officielle sont investies dans seulement trois médias (La Jornada, Televisa et TV Azteca), ce qui réduit la diversité des options et des opinions en privilégiant seulement quelques-unes.
Exigences d’amélioration
Depuis le début de 2022, plusieurs manifestations ont été organisées à travers le pays pour exiger justice et la fin des violences contre les journalistes. Préoccupé par l’augmentation de ces violences et le niveau élevé d’impunité au Mexique, le Parlement européen a demandé en mars aux autorités mexicaines « des mesures pour garantir la protection et la création d’un environnement sûr pour les journalistes et les défenseurs des droits humains, en s’attaquant à la corruption généralisée et aux carences du système judiciaire, qui conduit à des taux élevés d’impunité pour ces crimes ». En outre, il a mentionné que « le Parlement observe avec préoccupation les critiques sévères et systématiques formulées par les plus hautes autorités du gouvernement mexicain contre les journalistes et leur travail ». Les députés ont averti que « la rhétorique d’abus et de stigmatisation génère un environnement d’agitation incessante contre les journalistes indépendants » et ont appelé le gouvernement mexicain « à s’abstenir de toute communication qui pourrait stigmatiser les journalistes et les travailleurs des médias ».
En réponse, le président mexicain a déclaré : « Assez de corruption, de mensonges et d’hypocrisie. Il est regrettable que vous vous joignez comme des moutons à la stratégie réactionnaire et putschiste du groupe corrompu qui s’oppose à la Quatrième Transformation ». C’est loin d’être la première fois que le discours du président fait référence aux supposées « forces conservatrices » du pays qui, estime-t-il, veulent attaquer son gouvernement et représentent une menace pour la démocratie. Dans ces groupes, il a également inclus des groupes de la société civile, tels que des collectifs féministes, des défenseurs des droits humains, entre autres. En outre, le président a déclaré dans sa déclaration au Parlement européen : « Ici, personne n’est réprimé, la liberté d’expression et le travail des journalistes sont respectés. L’État ne viole pas les droits humains comme cela s’est produit durant les gouvernements précédents, lorsque vous, soit dit en passant, avez gardé un silence complice ».
De cette façon, il a nié les violations de la liberté d’expression et des droits humains de la part de l’État mexicain, niant ainsi les différents rapports que les organisations nationales et internationales ont publiés à ce sujet. Les réactions face à la déclaration de la présidence ont été immédiates : plusieurs médias, fonctionnaires, universitaires et la société en général ont déploré le manque de diplomatie et de professionnalisme de cet écrit. Beaucoup ont même pensé qu’il s’agissait d’une blague et certains ont même présenté des excuses au Parlement européen pour ce discours que le président Andrés Manuel López Obrador a confirmé avoir écrit.
Mécanisme de protection : une réforme urgente et nécessaire
« Le Mexique a des organisations officielles pour la protection des journalistes, soit avec des mesures actives, soit par le biais d’un bureau du procureur spécial pour les crimes contre ceux-ci. Mais en réalité ce n’est qu’une grande bureaucratie très inefficace (…) qui s’habitue à cette situation et fait peu pour l’éviter », a déploré le secrétaire général du RSG, Chistophe Deloire. Il a qualifié la situation de la presse dans le pays d’« hécatombe » et a demandé aux autorités des mesures radicales pour y mettre un terme.
Depuis 2012, le Mexique a approuvé la loi sur la protection des défenseurs des droits de l’homme et des journalistes et a mis en place un mécanisme fédéral de protection. Ledit Mécanisme a cherché à préciser les réponses face au manque d’attention des autorités, y compris les omissions des parquets lors de l’émission de mesures conservatoires dans des situations à risque. Cependant, comme cela a déjà été mentionné, les attaques contre les journalistes et les défenseurs des droits de l’homme se sont poursuivies et se sont multipliées. De 2017 à 2021, 7 journalistes qui bénéficiaient de mesures de protection de la part du Mécanisme fédéral ont été assassinés, selon Article 19. Entre 2018 et 2021 sur les 540 journalistes incorporés au Mécanisme fédéral de protection des défenseurs des droits de l’homme et des journalistes, 341 ont malgré tout souffert d’agression, selon le ministère de l’Intérieur lui-même.
En 2020, le sous-secrétaire aux droits de l’homme, à la population et à la migration, Alejandro Encinas Rodríguez, a déclaré que « le mécanisme n’a pas dans ses facultés le pouvoir de mettre en place directement des actions de prévention de la criminalité, il n’enquête pas sur les crimes, et ce n’est pas non plus sa responsabilité de lutter contre l’impunité. Il n’a pas non plus le pouvoir d’éradiquer la violence dans les états de la fédération ». Cette même année, l’Espace OSC a appelé à l’approbation d’une réforme de la loi, et au début de 2022, des dialogues régionaux ont commencé à promouvoir une nouvelle loi de protection. Encinas a souligné qu’un accent particulier sera mis « sur la définition des compétences car dans de nombreux cas, les autorités elles-mêmes sont la cause des attentats. (…) il doit s’agir d’une politique de l’État, impliquant les autorités des trois niveaux de gouvernement ». Cependant, des journalistes et des activistes ont exprimé des doutes sur le projet de réforme législative, en particulier sur sa capacité à tenir ses promesses de prévenir et d’enquêter sur les crimes.
Les espaces de travail qui se sont tenus dans différentes régions du pays peuvent être l’occasion d’affiner les diagnostics, de faire le point sur les besoins, d’élaborer une politique publique de protection globale pour garantir l’exercice de la liberté d’expression et la sécurité des journalistes, ainsi que de lutter contre l’impunité pour les attaques contre la presse et garantir le droit à la vérité, entre autres aspects. Reconnaître l’existence du problème est une première étape essentielle.