2000
02/01/2001SYNTHESE : Actions Recommandees
31/05/2001DOSSIER : L’armée mexicaine, un facteur clé dans le conflit du Chiapas
Depuis le soulèvement zapatiste en 1994, la présence de l’armée mexicaine au Chiapas a fait l’objet de nombreuses critiques de la part de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN), d’organisations indiennes, sociales et de droits humains nationaux et internationales et de partis de l’opposition. D’autre part, cette présence a été explicitement sollicitée par plusieurs groupes de filiation au PRI et a été défendue par le gouvernement mexicain. Dans le contexte politique actuel, l’armée est un facteur clé dans les possibilités de reprise du dialogue de paix au Chiapas.
Pacte historique
Pour comprendre les plans et doctrines militaires au Mexique, il est nécessaire de prendre un peu de recul dans l’histoire: « Il existe un pacte civique et militaire au Mexique, entré en vigueur depuis les années 40, fondé sur deux règles non écrites. Lorsqu’en 1947 celui qui allait devenir le premier président civil de la Révolution, Miguel Alemán, accepta le pouvoir que lui accordaient les généraux révolutionnaires, il le faisait en échange d’un compromis : le respect absolu de l’institution militaire. La seconde règle fut établie : les militaires en retour respecteraient de capes et d’épées ce pouvoir civil. […] Il faut reconnaître quant à ce thème, que l’armée mexicaine n’a jamais été autonome du système politique, […] et ne fut donc jamais un facteur d’instabilité » (1)
Plans de guerre
Les plans de guerre et doctrines qui régissent le déploiement des Forces Armées se fondent sur les la Constitution et les lois qui réglementent leurs activités : préparation pour la défense externe (décrite dans le plan DN-I) ; la garantie de la sécurité interne et de la paix sociale (DN-II) ; et, depuis les années 60, l’intervention en cas de désastre.
Les principales critiques aux Forces Armées touchent au plan DN II dont la mission est très large «depuis la préparation et l’entraînement pour la guerre contre le trafic de drogue, en le combattant de manière constitutionnelle en soutien à la Procuration Générale de la République (PGR) jusqu’à l’appui aux forces de sécurité publique et la réalisation d’actions civiques comme la vaccination, l’attention à l’hygiène dentaire à la population des zones rurales marginales et missions de protection de la nature, entre autres. […] L’armée est directement responsable de détenir les groupes rebelles qui ont déclaré la guerre à l’Etat, comme l’EZLN, l’Armée Populaire Révolutionnaire (EPR) ou l’Armée Révolutionnaire du Peuple Insurgé (ERPI). Elle organise ce type d’actions en coordination étroite avec le Ministère de l’Intérieur. Quand il s’agit de lutte contre le trafic de drogues ou de sécurité publique, lorsqu’il s’agit de substituer les instances inefficaces de la police fédérale, étatique ou municipale, la coordination se fait avec la PGR » (2). Une critique que l’on peut écouter à ce sujet est que l’exécution de l’action civique mentionnée ci-dessus devrait correspondre, selon la Constitution et les lois mexicaines, à d’autres structures fédérales mais aussi étatiques et municipales.
Chiapas: la réalité
Depuis le soulèvement zapatiste en 1994, l’effectif exact des militaires présents au Chiapas a fait l’objet de maintes polémiques qui n’ont jamais été résolues: « Tandis que le gouvernement et le Ministère de la Défense Nationale (SEDENA) donnent un chiffre entre 17 et 25 mille militaires suivant les moments, les organisations autochtones, paysannes, de droits humains et civiles, sont d’accord pour parler d’environ 70 000 » (3). En même temps, ces dernières reconnaissent que « l’on ne saura jamais le nombre exact de militaires avec véracité et exactitude […]. Mais il existe d’autres critères pour mesurer la militarisation en termes quantitatifs et faire un calcul non seulement quant à la quantité de militaires mais aussi quant à leurs positions, actions et conséquences pour la société […] ». Quant à leurs positions, les auteurs de « Toujours loin, toujours près » indiquent qu’en février de l’an 2000, on a pu dénombrer « 259 points géographiques : 175 positions fixes, 24 barrages permanents, 60 barrages intermittents », des points qui se trouvaient répartis physiquement entre 58 municipalités (soit environ 52,20% du total des municipalités du Chiapas).(4)
Les raisons officielles qui sont données pour justifier la présence de l’armée mexicaine au Chiapas sont: la sécurité nationale, la lutte contre le trafic de drogue, le terrorisme et les situations ingouvernables, ainsi que la réalisation du dit ‘travail social’ (ou action sociale). Certains exemples de ce travail sont: la construction de routes, les travaux de reboisement, des campements militaires où l’on offre alimentation, attention médicale, information sur la planification familiale, coupes de cheveux et la réparation de constructions ou d’outils des habitants.
Depuis les secteurs militaires, l’accent est mis sur la légalité et la nécessité de leur présence. Mais au cours des 7 dernières années, la population indienne a effectué des centaines de plaintes contre les interrogatoires, le harcèlement par le biais des barrages, les patrouilles et survols rasants d’avions et d’hélicoptères, l’occupation d’édifices communautaires comme les écoles, l’introduction de la prostitution et des maladies sexuellement transmissibles dans les communautés, le conditionnement politiques de la remise d’aide humanitaire, le viol de femmes et d’enfants, les déplacements forcés de la population suite aux actions de la police et des militaires (policiaco-militaires), l’appui ou bouclier des paramilitaires, le vol de bois précieux, l’obstruction à la libre circulation, la profanation de lieux sacrés, l’injection ou le contrôle de ressources économiques à des fins prosélytistes par le biais de différentes instances et dépendances publiques, la pollution, la plantation de drogues, les actions provoquant des divisions au sein des communautés et l’impressionnante impunité qui prévaut dans la région, etc. Du fait de ces critiques, un grand nombre d’indiens faisant partie des bases de soutien zapatistes ou d’autres groupes de déplacés refusent d’accepter les services sociaux de l’armée.
A partir d’une systématisation de 1160 lettres de dénonciations des communautés et organisations indiennes de l’Archive Historique de la Commission Nationale d’Intermédiation (CONAI) entre 1994 et 1998, les auteurs de « Toujours loin… » ont identifié les forces armées et policières comme l’agresseur ayant fait l’objet du plus grand nombre de dénonciations (36%) (5). En 1999, le Centre des Droits Humains Fray Bartolomé de las Casas a conclu: « 39% du total de plaintes reçues par ce Centre pour violations présumées aux Droits Humains sont dues à l’armée mexicaine, le situant ainsi comme le principal agresseur. La majorité des cas se réfèrent à des violations à l’intégrité physique et aux garanties de sécurité juridique » (6).
Critiques internationales
En février 2000, la commissaire pour les affaires indigènes et droits humains de l’Organisation des Nations Unies (ONU), Erika Irene Daes, a demandé à l’armée mexicaine de retourner à ses casernes. Ce même mois, le rapport de l’envoyée spéciale pour les Exécutions extrajudiciaires, arbitraires ou sommaires de l’ONU, Ashma Jahangir a recommandé au gouvernement du Mexique de « parvenir à une moindre militarisation de la société et d’éviter de déléguer aux Forces Armées le maintien de l’ordre public ou la lutte contre la délinquance » (7).
Quelques mois plus tard, le Comité des Droits Humains de l’ONU a déclaré sa préoccupation devant « l’intervention croissante des militaires dans la société, particulièrement au Chiapas, Guerrero et Oaxaca où ils développent des actions propres aux forces policières ». Il a également observé que « le Comité est particulièrement préoccupé par l’absence de procédures institutionnalisées pour enquêter sur les accusations de violations des droits humains (supposément) commises par des militaires et par les forces de sécurité. En conséquence, les dénonciations font rarement l’objet de recherches ». Le Comité a recommandé que « le maintien de l’ordre à l’intérieur du territoire doit se faire par le biais de forces de sécurité civiles » et que « l’Etat doit établir une procédure adéquate pour que soient menées des recherches indépendamment des dénonciations de violations aux droits humains imputées aux militaires et aux forces de sécurité et pour que les personnes accusées de ces violations fassent l’objet de procès […] » (8).
La commission des Droits humains de l’Organisation des Etats Américains (OEA) avait recommandé dès 1998 que le gouvernement mexicain « révise le contenu de la Loi sur le système National de Sécurité Publique, afin de cantonner le rôle des Forces Armées à celui qui leur a été imparti, en accord avec ce qui se voit établi par la législation internationale portant sur le thème, en particulier l’article 27 de la Convention Américaine » (9).
Propositions de changement
Plusieurs propositions pour la modernisation des Forces Armées et un ajustement de leurs activités au Chiapas en particulier ont été données à connaître il y a peu de la part du gouvernement fédéral et de l’état. Dans un acte inédit, et en réaction aux multiples critiques nationales et internationales, le général Cervantes Aguirre, qui était alors Ministre de la Défense Nationale (SEDENA), a déclaré peu avant la présentation du dernier rapport présidentiel de Zedillo en septembre 2000 que « la présence de l’armée fédérale au Chiapas est un thème douloureux pour la conscience des militaires ».
En préparation du sexennat du nouveau président, et à invitation de celui-ci, la Commission d’Etudes pour la Réforme de l’Etat a remis ses conclusions à Fox le 22 novembre 2000. Dans cet écrit, elle affirme qu’une des « mesures urgentes » pour le processus de paix au Chiapas est le retrait de l’armée des campements militaires qui se trouvent à proximité des communautés rurales de la région. . Elle recommande encore « d’interdire la participation des Forces Armées dans les taches qui ne correspondent pas à sa mission constitutionnelle, comme la sécurité publique et la lutte contre le trafic de drogue; […] réformer l’article 93 de la Constitution pour prévoir que les chefs d’états majors des Forces Armées devront paraître devant le Congrès de l’Union pour donner de plus amples informations lorsqu’une loi ayant trait à la défense nationale sera étudiée ou soumise à discussion; et […] augmenter le pouvoir des commissions législatives portant sur le thème de la défense nationale, en vue de leur donner le droit de réviser ou de faire un audit sur la partie du budget revenant aux leaders et institutions militaires » (10). Le président Fox décidera les suggestions qu’il voudra envoyer au Congrès pour les soumettre à discussion.
Compromis et faits
En décembre 2000 et en janvier 2001, de nombreux changements militaires ont été visibles dans la région. Au cours des premières semaines après sa prise de possession, Fox a ordonné le démantèlement de dizaines de barrages, et, en réponse aux conditions posées par l’EZLN, il a également ordonné le retrait de plusieurs bases militaires.
Ses initiatives requièrent d’un processus de suivi dans la mesure où de nombreuses organisations autochtones ont dénoncé que les soldats dans les barrages supposément supprimés continuent leur travail, vêtus en civil, au bord de la route, qu’ils en ont réinstallé d’autres ; et qu’ils renforcent différents campements militaires.
Différences communautaires
Les mesures prises par le Président ont provoqué un certain soulagement dans de nombreuses communautés indiennes et un désaccord dans d’autres. Le retrait de l’armée des communautés indiennes a constitué une demande constante de la part de différentes organisations et groupes d’habitants autochtones au cours des dernières années. D’un autre côté, plusieurs groupes du PRI demandent à l’armée de rester, disant que la vie publique et institutionnelle doit d’abord retourner à la normale et qu’il faut aussi résoudre en premier lieu les raisons qui ont donné lieu au soulèvement. Ils disent encore qu’avec le retrait des militaires certains accords de réconciliation se trouveraient rompus.
Cette divergence représente un défi dans la mesure où justement la réconciliation des peuples du Chiapas sera l’une des priorités les plus importantes pour le gouvernement de l’état en réponse à la détérioration du tissu social qui s’est aggravé depuis le soulèvement même si elle existait auparavant.
Démocratisation
Il serait trop facile de penser que la « démilitarisation » du Chiapas se résoudrait avec un simple repositionnement ou repli de l’armée. Cette mesure, pour commencer, devrait être accompagnée d’une garantie: que la présence importante d’armes et/ou le harcèlement à la population ne seront pas « copiés » par les forces policières; et que les groupes civils armés/paramilitaires seront démantelés dans la mesure où ils représentent la principale source de tension dans la zone.
Mi-décembre, le gouverneur Salazar a d’ores et déjà indiqué qu’il ferait correspondre le retrait de l’armée mexicaine avec celui de la Police de l’état. Un thème non résolu reste la garantie que le gouvernement fédéral n’établira pas une plus forte présence de membres de la police fédérale. Ces défis et pas à donner requièrent une plus grande stabilité et capacité de gouverner au sein de l’état, ce qui n’est pas le cas pour le moment suite aux conflits croissants entre les différents pouvoirs de l’état (voir Actualité et Analyse dans ce bulletin).
Une conclusion sur le thème de la présence de l’armée au Chiapas doit encore passer par une prise en compte d’un contexte plus ample qui inclut la situation politique et sociale de la région et du reste du pays. Si la réalisation d’activités dans le cadre de l’action civique correspond au gouvernement fédéral par le biais des institutions fédérales et étatiques, ceci requiert un processus de démocratisation du système politique dans tout le pays. Ceci va aussi de pair avec la lutte contre la corruption et l’impunité aux différents niveaux de gouvernement.
Pour le moment, plusieurs cartes ont été posées sur la table. Dans la mesure où les Forces Armés respecteront le pouvoir politique, et dans la mesure où ce pouvoir respectera ses promesses, l’armée pourra se transformer en un facteur qui facilite la reprise du processus de paix.
- 1 « Toujours près, Toujours loin: les Forces Armées au Mexique », Global Exchange, CIEPAC, CENCOS, 2000, p16/17 (Return)
- 2 « Toujours près…. », p.24. (Return)
- 3 « Toujours près…. », p.132. (Return)
- 4 « Toujours près…. », p.133. (Return)
- 5 « Toujours près….« , p.124. (Return)
- 6 « La guerre au Chiapas: un incident dans l’histoire?« , Centre de Droits Humains Fray Bartolomé de las Casas A.C., avril 2000, p. 54. (Return)
- 7 Recommandation 107.b, février 2000. (Return)
- 8 Comité des droits humains, 66e période de sessions, ONU, juillet 1999. (Return)
- 9 « Rapport sur la situation des droits humains au Mexique », OEA/CIDH, septembre 1998, Recommandation 738, p. 167 (Return)
- 10 Revue ‘Proceso‘ 1255, 19 novembre 2000, p.22/23. (Return)