2005
02/01/2006ACTUALITÉ : Mexique-Chiapas, en route pour les élections
28/04/2006Alors qu’un bon nombre de gouvernements d’Amérique Latine sont « passé à gauche » (l’Argentine, le Brésil, le Venezuela, la Bolivie, et plus récemment, le Chili), au Mexique, des élections présidentielles auront lieu le 2 juillet prochain. Andrés Manuel López Obrador, représentant de l’Alliance Pour le bien de tous (à gauche) formée par le PRD (Parti de la Révolution Démocratique), le PT (Parti des Travailleurs) et Convergence, est un candidat à fort potentiel grâce à sa grande popularité qui lui garantit une importante base sociale. Felipe Calderón Hinojosa se présente comme candidat du PAN (Parti d’Action Nationale) après avoir emporté les élections internes. Le PAN est le parti au pouvoir actuellement, et ce n’est pas un avantage pour le candidat ; les propres adhérents du parti ont montré leur mécontentement face à la politique du Président de la République en ne votant pas pour Santiago Creel, considéré comme le candidat de Vicente Fox, au cours des élections internes. Au sein du PRI (Parti de la Révolution Institutionnelle), Arturo Montiel a renoncé à sa candidature suite à des questionnements concernant son patrimoine et celui de sa famille, laissant ainsi la place à Roberto Madrazo. Le 13 décembre, au cours des élections internes du parti, Madrazo l’a emporté haut la main face à un candidat peu connu, Everardo Moreno. Comme aux élections présidentielles de 2000, le PRI renouvellera son alliance avec le PVEM (Parti Vert Ecologiste du Mexique).
Les sondages donnent un léger avantage à López Obrador, mais les élections depuis 2000 ont plutôt favorisé le PRI, qui s’est maintenu comme la première force politique mexicaine à l’échelle des municipalités, des états et du congrès. Selon les sondages, les trois candidats sont très proches en termes d’intentions de vote, et une grande partie de la population est encore indécise (on calcule jusqu’à 40% d’indécis), aussi on redoute la tentation de générer un « vote de la peur », c’est-à-dire d’empêcher les gens d’aller voter, afin de s’assurer qu’ils ne vont pas voter pour le candidat concurrent. Dans ce sens, l’affaiblissement croissant de l’Institut Fédéral Electoral (IFE) et son discrédit permettent de craindre qu’il ne pourra pas jouer son rôle d’arbitre, rajoutant des incertitudes autour du processus électoral.
Alors que la campagne électorale bat son plein et qu’une grande partie de la population se démène dans une farouche lutte entre partis, l’EZLN (Armée Zapatiste de Libération Nationale), loin d’envisager de négocier à nouveau avec un prochain gouvernement, a choisi d’entamer une nouvelle étape de dialogue et de construction d’alternatives de caractère non électoral avec la société civile. Cette proposition, qui est partie de la « Sixième Déclaration de la Forêt Lacandone » (juin 2005) a été nommée « l’Autre Campagne » en référence évidente au contexte électoral. Partant du constat de la crise de la démocratie représentative, et sans espérer les résultats des prochaines élections, l’EZLN se positionne « en bas à gauche », visant à construire un plan de lutte nationale anticapitaliste. Comme l’annonçait déjà le communiqué zapatiste « La Rébellion et les chaises » (octobre 2002), pour l’EZLN, à moyen terme, peu importe qui s’assied sur la chaise (ici présidentielle), ce qui compte, c’est le concept de chaise, le concept de pouvoir.
Démarrage de l’Autre Campagne
Après une série de réunions avec différents acteurs dans plusieurs villages zapatistes de la Forêt Lacandone en août et septembre, et comme il avait été annoncé durant la Session Plénière mi septembre, une nouvelle étape a été initiée en janvier, visant à établir un diagnostique de la situation dans les différents états et des réponses de la société civile. C’est le Sous Commandant Marcos, renommé pour l’occasion ‘Sous Délégué Zéro’, qui est chargé de ce travail. « C’est à moi de sortir le premier pour voir dans quel état se trouve le chemin que nous allons parcourir, voir s’il y a des dangers, et apprendre à connaître le visage et la parole de ceux qui, tout en étant différents de nous, sont néanmoins compañeros et compañeras. »
Cette étape a débuté à San Cristobal de las Casas le premier janvier, quand un bon nombre de commandants et des milliers de bases de soutien zapatistes sont venus saluer le Sous Délégué à son départ. Le Commandant David a rappelé à cette occasion : « A 12 ans du soulèvement armé contre l’oubli, contre l’humiliation, contre le mépris et contre toutes les injustices que nous avons souffert, nous les peuples indigènes, et tous les peuples du Mexique, nous vous disons que nous sommes là, que nous serons là, et aussi dans tous les autres lieux, c’est pour ça qu’aujourd’hui, premier janvier 2006, nous nous rencontrons à nouveau dans cette même ville de San Cristobal… Mais aujourd’hui, nous sommes plusieurs milliers de bases de soutien… pour initier formellement la prochaine étape que nous avons décidé de mener en tant qu’EZLN, avec des centaines de milliers de compañeros et compañeras du Mexique et du monde, ceux qui ont faites leur la Sixième Déclaration de la Forêt Lacandone et l’Autre Campagne pour ouvrir des voies, pour ouvrir des portes et frapper le cœur des autres frères indigènes et non indigènes, pauvres comme nous, et pour tous ceux et celles qui veulent un réel changement dans notre pays, et construire une vraie société dans laquelle on pourrait vivre dans une vraie démocratie, avec liberté et justice pour tous… »
Le dernier à prendre la parole, le Sous Commandant Marcos exprima : « S’il venait à m’arriver quelque chose, sachez que ce fût un orgueil de lutter à vos côtés, vous avez été les meilleurs maîtres et dirigeants, et je suis sûr que vous continuerez à mener notre lutte dans le droit chemin, en nous enseignant, à nous tous, à être meilleurs, à travers le mot dignité. Nous sommes du vent, nous ne craignons pas de mourir dans la lutte. La bonne parole a été semée en bonne terre, cette bonne terre ce sont vos cœurs, et en eux fleurit déjà la dignité zapatiste. «
Le parcours à travers les différents états du Mexique jusqu’au mois de juin, a commencé dans l’état du Chiapas. Le 6 janvier, la Commandante Ramona, une des fondatrices de l’EZLN, est décédée. Le parcours s’est interrompu à Tonala (où il a repris trois jours plus tard) pour se prolonger jusqu’au 14 janvier. Des meetings et des réunions ont été organisés dans différentes parties de l’état : San Cristóbal, Palenque, Chiapa de Corzo, Tuxtla Gutiérrez, Tonalá, Pijijiapan, Huixtlá et Trinitaria. Si la quantité de participants et les contenus des interventions variaient d’un endroit à l’autre, se maintenait une constante : le très fort mécontentement social. La présence du Sous Commandant Marcos et des médias, alternatifs pour la plupart, a servi de caisse de résonance à des demandes de tous genres : problèmes de drainage, tarifs élevés de l’électricité, manque d’attention dans la zone dévastée par l’ouragan, etc. Le Sous Délégué Zéro résume en une phrase : « Le problème au Chiapas est le même que celui qui existe dans tous les états du pays : c’est le système capitaliste. » A plusieurs reprises, Marcos a dû clarifier son rôle au sein de l’EZLN à cause du culte qui s’est développé autour de sa personne, quel est le rôle de l’EZLN dans l’Autre Campagne, ce qu’est l’Autre Campagne, et surtout, ce qu’elle n’est pas. Beaucoup de personnes étaient venues dans l’espoir qu’il puisse résoudre leurs demandes les plus pressantes, comme s’il s’agissait d’un ‘autre candidat’ à un poste électoral, ce qu’il a nié en bloc.
Dans chaque lieu, le Sous Commandant a questionné les candidats à la présidentielle et les partis politiques, en prenant soin de souligner le caractère non électoral de l’Autre Campagne. Exemple à Palenque le 3 janvier : « Les jours prochains, nous allons écouter des tas de promesses, des tas de mensonges essayant de nourrir nos espérances en nous faisant croire que les choses vont s’améliorer si on change de gouvernement. A chaque fois, chaque année, tous les trois ans, tous les six ans, ils nous vendent ce mensonge, et tous les trois ans, et tous les six ans, ils nous le répètent. Nous autres, les compañeros de ‘l’Autre Campagne’, à laquelle l’EZLN adhère, nous pensons qu’ils ne vont rien nous apporter. Rien que nous ne puissions conquérir à travers nos propres efforts, à travers notre effort d’organisation pour changer les choses. Les gouvernements dont nous héritons, en plus de nous mentir et de nous enlever le peu que nous possédons, nous font payer au prix fort ce que nous achetons, et nous paient une misère ce que nous produisons, nous, les paysans et les ouvriers. (…) Nous pensons que tout cela doit changer, et que ce n’est pas de là haut que ça va bouger, là où la droite répand ses mensonges ‘en veux-tu, en voilà’, en empochant pendant ce temps des millions et des millions de pesos. Nous pensons que c’est seulement d’en bas que l’on peut faire changer les choses, en bas à gauche. C’est pourquoi nous vous invitons, chacun et chacune, à considérer, en tant que personnes humbles et modestes, si vous voulez changer les choses, si vous voulez vivre pour vous, pour vos enfants, pour vos petits-enfants, dans un monde où l’on peut vivre sans peur ; sans peur d’être humilié ou méprisé pour sa couleur de peau, pour sa façon de marcher, pour sa façon de parler, pour sa culture ou pour la place qu’on occupe dans cette société ». A Chiapa de Corzo, le 5 janvier, il a insisté : « Faites ce que votre cœur vous dit, mais faites que votre cœur se mette à penser, et insufflez-lui le mot dignité. Respectez-vous entre vous, et exigez que celui qui vous parle vous respecte et vous prenne en compte. Dans les campagnes, vous ne valez que pour votre carte d’électeur. L’Autre Campagne, c’est, précisément, autre chose . »
L’Autre Campagne a comme point fort l’organisation et la coordination des processus de lutte et de résistance. A Pijijiapan, Marcos a invité à une « grande mobilisation à échelle de l’état et de la nation » contre les tarifs élevés de l’électricité, proclamant : « Faites la même chose que nous, mais sans les armes ! Unissez toutes vos petites luttes et faites-en une seule, très grande, afin que le gouvernement ne puisse pas la vaincre. »
En réaction, certains acteurs politiques préfèrent se taire (laissant un vide autour de la proposition), d’autres célèbrent le caractère politique, civil et pacifique de l’initiative (tel le porte-parole de la Présidence de la République), d’autres encore critiquent directement le mouvement, affirment que le Sous Commandant Marcos a perdu sa présence et ses adeptes, questionnant le financement de l’EZLN et de l’Autre Campagne, et son absence de propositions, entre autres. Après le Chiapas, le Sous Délégué a poursuivi la route en direction du Quintana Roo et du Yucatán…
Le Chiapas dans le contexte électoral de l’Autre Campagne
Première chose à signaler, la moitié du Chiapas est toujours dans un état de vulnérabilité extrême suite aux séquelles qu’ont laissées les ouragans Stan (le 5 octobre) et, dans une moindre mesure, Wilma (le 21 octobre) dans le sud du Mexique. Le passage de Stan a ravagé des millions d’hectares dans les états de Veracruz, Hidalgo, Puebla, Oaxaca et Chiapas, où les dommages les plus importants ont été enregistrés dans les zones rurales et dans les quartiers pauvres des villages et des villes, ceux qui sont dans des zones à risques : des milliers de maisons ont été affectées, des populations ont été isolées, des routes ont été détruites, des centaines de ponts se sont effondrés. Les chiffres varient, mais on calcule entre une dizaine et une centaine de morts.
Plusieurs instances civiles intégrantes du ‘Réseau d’Organisations pour l’Urgence au Chiapas’ (Red de Organizaciones para la Emergencia en Chiapas) ont dénoncé au mois de novembre : « Nous avons constaté que les versions officielles étaient fausses. L’aide humanitaire apportée aux populations rurales des régions Costa, Sierra et Soconusco s’est avérée minime et désordonnée. Les routes de terre, les chemins et les ponts suspendus n’ont quasiment pas été réparés, mises à part certaines routes qui font le lien avec d’autres régions du Chiapas. Des centaines de communautés rurales dans de nombreuses municipalités de la Sierra sont toujours isolées et ne reçoivent aucune assistance quant à leurs premières nécessités de santé, d’éducation, d’assainissement et d’alimentation, alors que la plus grande part des cultures a été ravagée, ou que l’unique récolte annuelle a été perdue. »
Wilma a surtout affecté le pôle touristique de la Riviera Maya et de Cancún, générant une réponse économique beaucoup plus rapide, étant donnés les intérêts en jeu. Le sud du Mexique n’a pas reçu la même attention. La reconstruction prendra beaucoup plus de temps, au risque d’entraîner l’augmentation de la migration déjà croissante (autant mexicaine que centraméricaine, puisque toute la région a été affectée par le passage des deux ouragans). Sont aussi préoccupantes les tentatives de capitalisation que les acteurs politiques font ou pourraient faire de ce désastre. Dans plus d’un espace (incluant le parcours du Sous Délégué Zéro), il a été dénoncé de quelle façon une partie de l’aide humanitaire a été bloquée pour pouvoir utiliser ensuite les provisions à des fins de prosélytisme.
Dans la zone d’influence zapatiste, on note ces derniers mois un contexte social prêt à imploser suite à certains conflits qui pourraient dériver en situations de violence généralisée. On remarque principalement deux zones de fortes tensions : Chilón et Las Margaritas. Mi octobre, on a dénoncé que des membres de ‘l’Organisation pour la Défense Indigène et Paysanne’ (OPDDIC) avaient l’intention de démanteler la municipalité autonome d’Olga Isabel et d’arrêter ses autorités. Le Conseil de Bon Gouvernement Zapatiste de Morelia a dénoncé, de plus, la présence de 35 personnes armées. En novembre, à Las Margaritas, l’organisation ‘Centrale Indépendante des Ouvriers Agricoles et Paysans’ (CIOAC) a attribué aux zapatistes la mort de 6 de ses membres. L’EZLN a démenti les faits. En décembre, le Centre des Droits Humains Fray Bartolomé de Las Casas a dénoncé « le risque latent que se présentent de nouveaux faits de violence (…) sur la municipalité de Las Margaritas » si l’on ne traite pas dans l’urgence ces problèmes.
Droits humains : « une longue liste de promesses en attente »
Le 10 décembre, dans le cadre du 57e anniversaire de la promulgation de la Déclaration Universelle des Droits Humains, des défenseurs et des militants ont assuré qu’il existait au Mexique « une longue liste de promesses en attente » qui n’avaient pas été concrétisées concernant la consolidation des garanties élémentaires. Ils ont affirmé que l’absence de politiques institutionnelles garantissant que l’exercice des droits humains soit un axe directeur aux trois échelles du gouvernement « limitait les efforts impulsés par l’administration de Fox à un exercice de clairs-obscurs, sans toujours constater le lien entre l’intérêt discursif et les actions menées ».
Dans le cadre de la commémoration du 37e anniversaire du massacre de Tlatelolco le 2 octobre, Amnesty International, le Réseau National des Organismes de Droits Humains Tous les Droits pour Tous, le Centre des Droits Humains Miguel Agustín Pro Juárez et la Commission Mexicaine de Défense et de Promotion des Droits Humains, dénonçaient alors : « ce gouvernement a failli face à la possibilité de rendre justice pour les crimes du passé, les massacres d’étudiants en 1968 et 1971, et les centaines de disparus de la ‘Guerre Sale’. Fox a fait de petites choses, a beaucoup parlé, a promis, et n’a pas tenu. (…) Dans ce gouvernement, l’impunité perdure, de la même façon qu’avec les antécesseurs du PRI, et les mêmes violations aux droits humains se sont produites que par le passé : on continue à assister à des disparitions forcées, à des détentions illégales, à des exécutions, à des pratiques de torture et à des enlèvements, parmi tant d’autres. «
Donnée qui a eu un fort écho dans les médias, le Mexique est le deuxième plus mauvais pays du continent quant à la liberté d’expression, d’après le classement publié par Reporters Sans Frontières (RSF). Selon la Fédération Latino-américaine des Journalistes (FELAP), le Mexique est à la tête des pays de la région pour le nombre d’agressions à des communicants, avec 52 assassinats et deux disparitions au cours des 22 dernières années. Dans ces 18 derniers mois, 8 journalistes mexicains ont été assassinés, un autre est porté disparu depuis avril. Au Chiapas, selon une déclaration du Centre des Droits Humains Fray Bartolomé de Las Casas le 8 octobre, « l’exercice du travail de journaliste dans notre état se trouve limité sur le plan juridique par des sanctions contemplées dans le Code Pénal de l’Etat concernant la Diffamation et la Calomnie, la ‘Loi du Bâillon’ entrée en vigueur en mai 2004. » Fin octobre, deux affaires préoccupantes ont eu lieu : la journaliste Concepción Villafuerte, directrice de « La Foja Coleta », a dénoncé des menaces à son encontre ; des éléments de la Police Municipal de San Cristobal de Las Casas ont dit avoir reçu l’ordre de l’éliminer, et ont reconnu qu’eux-mêmes étaient victimes d’abus et de menaces de la part de leurs supérieurs. La journaliste a été poursuivie pour délit de diffamation par le directeur de la corporation de police de la ville. Ce même mois, le Directeur Général du Journal Quotidien et Hebdomadaire ‘El Orbe’, Enrique Zamora Cruz, a été détenu après avoir publié des informations critiques sur la situation dans les régions affectées par Stan.