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31/07/1997DOSSIER: La tragédie Chol, un peuple brisé par la violence
La tragédie Chol, un peuple brisé par la violence
Au cours du dernier semestre, trois mois après le début du conflit au Chiapas, la zone Nord de cet état jusqu’à présent peu connue, est venue occuper le centre de l’attention nationale. Isolée du reste du Chiapas pour des raisons géographiques, historiques, politiques et culturelles, la société civile organisée et les ONGs locales et internationales ont eu le mérite de rompre le silence derrière lequel une guerre civile se développait.
Bien qu’au départ on croyait que la zone Nord ne faisait pas partie de la dite « zone de conflit », la violence et la polarisation politique qui se sont accentuées après les élections de 1994 et 1995 ont démontré qu’il n’en était pas ainsi. Les habitants de cette région ont manifesté de différentes façons leur soutien à l’EZLN : construction d’un Aguascalientes (centre de résistance civile) à Palenque, respect des ordres zapatistes d’occuper pacifiquement les mairies le 19 décembre 1994 et de s’abstenir de voter lors des élections de 1995.
En termes géographiques et politiques, la zone Nord est un couloir stratégique qui communique la zone d’influence zapatiste avec le mouvement de résistance des chontales dans le bastion du PRD que l’état du Tabasco constitue. De ce fait, la région a souffert une militarisation croissante et le groupe paramilitaire du PRI « Paix et Justice » agit en toute impunité.
Une histoire d’oppression et de marginalisation
On considère généralement que la zone Nord comprend les municipalités de Tila, Sabanilla, Salto de Agua et Tumbala autour desquelles on trouve les municipalités de Chilón et Palenque et l’état du Tabasco. La majorité de la population est formée par des indigènes choles, descendants des peuples qui ont construit une des expressions les plus riches de la culture maya.
Quand les espagnols arrivèrent au XVIème siècle, ils tentèrent de soumettre la population en établissant une terrible relation de soumission. Dans la zone Nord, ce processus fut tardif et difficile suite aux conditions géographiques et à la résistance violente que les choles opposèrent à la conquête.
La pauvreté relative de la zone, l’instabilité politique et la géographie maintinrent les choles isolés et marginalisés pendant longtemps. A la fin de la Colonie, les ‘caxlanes‘ (blancs et métis) commencèrent à faire pression auprès des autorités pour pouvoir obtenir des terres dans le Nord, afin d’exploiter les fruits tropicaux et bois précieux existants dans la région. Un processus de dépouillement des terres autochtones débuta alors, en dépit de la résistance dont les habitants de la zone firent preuve.
Café amer
A la fin du XIXème siècle, la nature de la domination économique se modifia quand des compagnies agricoles étrangères s’installèrent avec le café comme principal intérêt. Leurs fermes commencèrent à couvrir tout le territoire chol, laissant la majorité des autochtones sans terres et esclaves de leurs propriétaires. La Révolution Mexicaine ne devait pratiquement pas modifier ces structures.
Dans les années 20, le mouvement agraire commença à croître au Chiapas. Son apogée se donna lors de la Réforme agraire promue par le gouvernement nationaliste de Lazaro Cardenas la décennie suivante. Les municipalités de la zone nord furent parmi celles qui bénéficièrent le plus de la répartition des terres nationales ou des compagnies étrangères. Les ‘ejidos’ (propriétés collectives) paysannes se formèrent et leur alliance avec le gouvernement cardéniste se renforça. L’expérience de la répartition agraire marqua profondément l’imaginaire chol, générant une identification qui assurerait l’hégémonie du parti de l’Etat (le PRI) pendant plusieurs décennies dans la région.
Ce consensus commença à se fracturer dans les années 70 avec l’influence de différents facteurs : le travail pastoral critique et de libération du diocèse de San Cristóbal de Las Casas ; le travail socio-politique qui se structure par le biais d’organisations sociales comme l’Union des Unions (plus tard la ARIC) ; la chute internationale du prix du café ; et le désenchantement des dirigeants communautaires (catéchistes, professeurs bilingues, autorités des ‘ejidos’) face à l’abandon et les contradictions de la praxis gouvernementale.
La crise du prix du café renvoya à nouveau les choles à leur marginalisation et isolement antérieurs, mais désormais dans un contexte de polarisation croissante : d’un côté, ceux qui avaient fait le choix de nouvelles identités politiques et considéraient le gouvernement comme un «traître», et, de l’autre, ceux qui maintenaient leur adhésion historique et inconditionnelle vis-à-vis du parti officiel. De ce dernier groupe, les fondateurs et dirigeants du groupe ‘Paix et Justice’ seraient issus, particulièrement les professeurs et dirigeants des ‘ejidos‘.
Les élections de la discorde
La perte d’hégémonie du PRI dans la zone Nord fut d’autant plus marquée lors des élections de 1994 et 1995 après le soulèvement zapatiste. Lors des premières (pour élire le nouveau gouverneur et les députés fédéraux), le triomphe de l’opposition ne fut empêché que grâce aux fraudes qui donnèrent la victoire au parti officiel.
Une fois perdu le consensus idéologique, la seule façon de maintenir le contrôle sur la zone semble avoir été le recours à la force. ‘Paix et Justice’ commence à s’organiser début 1995 dans la municipalité de Tila, et réalise ses premières actions en mars. Ses principales victimes furent les catéchistes catholiques, les professeurs et dirigeants des communautés.
La violence ira croissant tout au long de la campagne électorale afin d’intimider et de décourager l’opposition. En juin et juillet, plusieurs membres du PRD furent assassinés lors d’embuscades. En août, les éleveurs de la région utilisent l’organisation paramilitaire pour réaliser des expulsions violentes de paysans. En septembre, ‘Paix et Justice‘ multiplie ses attaques, ce qui provoqua le déplacement de communautés entières du PRD. Les membres du PRD commencèrent alors à répondre aux attaques et bien qu’en quantité moindre, des membres du PRI furent déplacés de communautés où ils étaient minoritaires.
Lors des élections d’octobre (pour les mairies et le Congrès local), l’opposition opta massivement pour l’abstention, influencée par la violence intimidatrice exercée par les membres du PRI et l’ordre zapatiste de ne pas voter. Ceci permit au PRI de triompher même ci ce parti n’obtint au bout du compte que 22.5% des inscrits dans la liste électorale. En dépit de ce soutien limité, Samuel Sanchez, professeur chol de Tila, fondateur de ‘Paix et Justice’ fut élu député local. Plusieurs membres de cette organisation furent élus au sein de la mairie de Tila, comme par exemple Marcos Albino Torres en tant que conseiller municipal.
Une guerre sans fin
Un des résultats de ces deux élections fut la radicalisation et polarisation des deux secteurs et la perte de légitimité du processus électoral.
Entre fin 1995 et début 1996, le gouvernement du Chiapas manifesta sa volonté de promouvoir des négociations entre les parties pour permettre le retour des déplacés. Cependant, lors des réunions, les autorités étatiques obtinrent peu de succès, laissant le contrôle de la situation à ‘Paix et Justice’. Cette organisation, avec la complicité de la police étatique en profita pour harceler les membres du PRD , en venant même à faire arrêter les délégués lorsqu’ils venaient participer à ces réunions.
En juillet 1996, les membres du PRD passèrent à l’offensive. Les affrontements et victimes commencent à s’accumuler des deux côtés. Plus de 1400 personnes prennent la fuite des communautés du PRD de Jolnixtié (municipalité de Tila) face aux rumeurs d’un bombardement imminent de la part de l’armée qui appuie ouvertement les membres du PRI.
Au bilan : en un peu plus d’un an, on compte plus de 3000 déplacés et 300 morts violentes dans la zone. Le gouvernement du Chiapas insiste sur le fait qu’il ne s’agit que d’un «manque de tranquillité».
La Station Nord : drapeaux blancs sur le champ de bataille
Face à l’augmentation de la violence dans la zone Nord, deux ONGs locales (le Centre des Droits Humains Fray Bartolomé de las Casas et le Centre des Droits Indigènes) ainsi que deux internationales (SIPAZ et Global Exchange) décidèrent d’établir une équipe pour documenter et dénoncer la situation dans la région en août 1996. Le projet fut nommé «Station Nord pour la Distension et la Réconciliation». CONPAZ s’intégra en octobre. Comme son nom l’indique, le projet ne fit pas que donner un suivi à ce qui se passait mais chercha aussi à jouer un rôle dans la recherche de voies pour la pacification dans la région.
Cette présence et ce témoignage de la société civile nationale et internationale ne passèrent pas inaperçues dans la zone : ‘Paix et Justice’ montra son hostilité en empêchant la libre circulation, menaçant, détenant, volant et y compris attaquant les observateurs. La Police et l’armée se distancèrent du groupe paramilitaire, élaborant un discours en public d’impartialité et de volonté de pacification. Les fonctionnaires du gouvernement du Chiapas tentèrent d’accélérer le processus de retour des déplacés à leurs communautés d’origine. Un autre facteur qui peut avoir jouer un rôle en ce sens est le fait que les zapatistes aient posé comme condition pour reprendre le dialogue la fin de la violence dans la zone Nord.
La Station Nord reçut une avalanche de dénonciations et demandes de la part des victimes, mettant en évidence le désarroi total dans lequel elles se trouvaient, à la merci des pouvoirs ‘de facto’ et en absence d’un Etat de droit.
En dépit du manque de garanties et les menaces de la part de ‘Paix et Justice’ (qui refusa de participer aux négociations avec le gouvernement et les déplacés, les déplacés de Tila retournèrent tous dans leurs communautés entre octobre 1996 et janvier 1997. Le harcèlement n’avait pourtant pas terminé. Selon la député fédérale Adrina Luna Parra, les membres du PRI de Jolnixtié exigent à ceux qui retournent un tribut de 1000 à 1500 pesos et le compromis par écrit de ne pas s’affilier à un parti de l’opposition. Ils peuvent seulement circuler s’ils obtiennent une permission signée par ‘Paix et Justice‘ (journal ‘La Jornada’, 30 mars 1997).
Qui plus est la précaire stabilité de cette municipalité a coïncidé avec une alarmante augmentation de la violence dans les municipalités voisines (Sabanilla, Palenque, El Bosque) : au début de cette année, plusieurs confrontations entre membres du PRI et du PRD ont laissées un bilan d’une vingtaine de morts et de centaines de déplacés.
Qui est qui dans le Nord du Chiapas
Selon ce que dit le même député Samuel Sanchez, la création de ‘Paix et Justice’ se doit au processus de radicalisation dans l’orientation des sympathisants des zapatistes et du PRD dans les ‘ejidos‘ et communautés du Nord. C’est-à-dire que la même organisation se conçoit comme faisant partie d’une stratégie de contre-insurgence . Financée par les associations d’éleveurs de la zone, dirigée par l’élite des dirigeants des ‘ejidos‘ et en opérant politiquement au travers des cadres du PRI de la mairie de Tila, l’organisation a bénéficié du soutien ouvert ou non de la Police et de l’armée fédérale. Ces ‘opérateurs‘ des intérêts des groupes économiques et politiques dans la zone Nord comptent non seulement avec le soutien de membres du Congrès, de la Police et des militaires mais aussi du pouvoir judiciaire. Le Pouvoir public se prête ainsi aux manœuvres de ‘Paix et Justice’ en acceptant des accusations sans fondements et en lançant des mandats d’arrestation contre les membres du PRD. Ceci a constitué un élément efficace pour éliminer les membres de l’opposition : près d’une centaine de prisonniers politiques choles se trouvent désormais dans les prisons du Chiapas, organique au travers de l’organisation ‘La Voix de Cerro Hueco’ (nom de la prison de Tuxtla).
Comme nous l’avons vu, le PRD et l’EZLN maintiennent aussi une forte présence dans la zone. Dans aucun des deux cas, il ne s’agit cependant de filiation organique mais plutôt de sympathies et d’affinités avec des organisations politiques qui, d’une façon ou d’une autre, ont questionné le status quo du PRI. Nous considérons cependant que l’EZLN et le PRD ont laissé seuls leurs sympathisants au pire moment. Fin août, l’EZLN a inclus la problématique dans ces conditions pour reprendre le dialogue. Dans la pratique toutefois, la préoccupation reste au second plan. Et le PRD a seulement commencé à s’articuler de manière plus permanente avec ses bases dans la zone Nord que fin 1996, avec en vue les élections de 1997.
Un autre acteur ambivalent dans la zone Nord a été le gouvernement de l’état du Chiapas, avec ses contradictions internes et sa politique hypocrite : d’un côté, il manifeste sa volonté de négocier pour parvenir à des solutions pacifiques ; d’un autre, il tolère l’impunité avec laquelle les paramilitaires du PRI agissent.
Un autre acteur moins connu est peut être celui qui a le plus gagné en protagonistes au cours des derniers mois : l’armée mexicaine. Après s’être montrée comme allié de ‘Paix et Justice’, elle en est venue à jouer un rôle qui correspond toujours plus à celui qui est assigné aux forces armées dans le cadre d’une stratégie de basse intensité : mettre en place des programmes d’aide auprès des communautés, élaborer un discours et une praxis qui cherchent à «gagner le cœur et la raison» de la population et à lui donner une apparence légitime auprès de l’opinion publique, et, parallèlement, amplifier sa présence pour couvrir toute la zone de conflit.
Anges et démons : la religion comme arme idéologique
A plusieurs reprises, on a voulu présenter le conflit de la zone Nord comme d’ordre religieux. Même s’il est vrai que l’opposition «PRI-PRD» trouve souvent son corollaire dans l’opposition «protestants-catholiques», il est clair que le problème de fond est d’ordre politique. L’apparition des églises protestantes dans la zone a constitué une alternative religieuse pour ceux qui ne partageaient pas la ligne du travail pastoral catholique centrée sur la théologie de la libération.
Il existe par ailleurs une relation très étroite entre les pasteurs protestants et les dirigeants de Paix et Justice. Dans certains cas, il s’agit des mêmes personnes. Leur discours est également similaire : l’évêque, les prêtres et les agents pastoraux sont diabolisés et accusés de provoquer la violence et la division entre les choles.
Face à cette radicalisation (partagée par les catholiques), le diocèse de San Cristóbal et certaines structures des églises protestantes (en particulier la presbytérienne) ont commencé a promouvoir des réunions qui cherchent à développer un esprit d’œcuménisme et de tolérance pour pouvoir débuter un processus de réconciliation dans les communautés. La tâche s’annonce au moins aussi longue et ambitieuse qu’elle est nécessaire pour relancer un processus de paix aussi affaibli.
Ce qui suivra…
La vague de violence des premiers mois de cette année semble indiquer que la problématique qui jusqu’à présent se limitait aux municipalités de la zone Nord est en passe de se propager aux autres municipalités voisines et à d’autres régions de l’état. L’impunité qui caractérise les faits de violence est la façon la plus sure de garantir leur multiplication.
La Station Nord a manifesté à plusieurs reprises que le conflit de la zone Nord du Chiapas ne pouvait pas rester en marge du processus de négociation entre le gouvernement et l’EZLN. La crise de ce processus (que le sous-commandement Marcos a indiqué récemment comme en «étape terminale») éloigne la possibilité de trouver une solution politique au conflit que traverse cette région.
Au contraire, l’exclusion de la zone Nord de celle reconnue formellement comme «zone de conflit» (Hauts-Plateaux et Jungle) a permis de déplacer dans cette région le scénario de la guerre, y compris sous ces formes les plus brutales. Dans celle-ci, il n’existe pas d’observateurs permanents comme c’est le cas dans les Campements Civils pour la Paix, ni un cadre légal spécifique qui régule la situation et les relations entre les parties et qui permet de dénoncer ce qui se passe quand les règles ne sont pas respectées. La zone Nord est l’endroit où tous les coups se valent aux moindres frais politiques.
D’un autre côté, le début de la campagne électorale et les prochaines élections législatives de juillet représentent une nouvelle menace et un nouveau défi politique pour les acteurs de la zone Nord : reproduire les expériences de 1994 et 1995 qui conduisent presque les choles à une guerre civile, ou assumer une lutte politique légitime et respectueuse des différentes options électorales. Les gouvernements du Chiapas et fédéral auront une grande responsabilité dans le cours que les événements suivront et dans les reste de l’état au cours des prochains mois.