ACTUALITE: Mexique, l’insécurité se maintient
13/09/2023ARTICLE : Tisser des alternatives avec des enfants et des adolescents au Chiapas
13/09/2023« Personne ne quitte sa maison, à moins que sa maison ne soit la gueule d’un requin.
On ne court vers la frontière que quand on voit toute la ville courir aussi.
Vos voisins courent plus vite que vous. Avec un souffle de sang dans la gorge.
Le garçon avec qui tu es allé à l’école (…) tient un pistolet plus gros que son corps.
Vous ne quittez votre domicile que lorsque celui-ci ne vous permet pas de rester ».
Violence et changement climatique, les principales menaces
C haque 20 juin on célèbre la Journée mondiale des personnes déplacées et des réfugiés. Selon les données fournies par l’Organisation des Nations Unies (ONU), vingt-quatre personnes quittent leur foyer chaque minute, fuyant des contextes de guerre, des persécutions ou des situations de terreur. Actuellement, on estime que plus de 110 millions de personnes dans le monde sont en situation de déplacement forcé, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur pays d’origine. Selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, « la plupart des personnes contraintes de fuir ne franchissent jamais de frontière internationale, mais restent dans leur propre pays. Ces personnes sont connues sous le nom de personnes déplacées internes, et représentent 58 % de toutes les personnes déplacées de force ».
Le nombre de personnes déplacées contre leur gré a augmenté à l’échelle mondiale en raison de la violence causée par des conflits récents ou en cours, ainsi que des événements naturels catastrophiques liés au changement climatique, entre autres éléments.
Le Programme d’action du Secrétaire général des Nations Unies mentionne : « L’urgence de prévenir les déplacements internes et de trouver des solutions est particulièrement aiguë à la lumière du changement climatique, qui est non seulement un moteur de déplacement, mais également un multiplicateur de risques. La Banque mondiale estime que 216 millions de personnes pourraient être déplacées à l’intérieur de leur pays en raison du changement climatique d’ici 2050 dans seulement six régions si des mesures immédiates ne sont pas prises. »
Au Mexique, « il ne se passe rien »
Selon les données de la Commission mexicaine pour la défense et la promotion des droits de l’Homme (CMDPDH), en 2021, 42 épisodes de déplacement ont été enregistrés faisant 28 943 personnes victimes. Cette enquête détaille les épisodes de déplacement dans au moins 9 états du pays.
Pour sa part, un rapport de l’Observatoire des déplacements internes (IDMC) et du Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) a documenté qu’en 2022, au Mexique, la grande majorité des cas de déplacement forcé interne (DFI) étaient dus à la violence qui prévaut dans le pays (386 mille cas contre 3 mille 600 personnes déplacées à cause de catastrophes naturelles). Ceci à travers 9 mille 200 mouvements forcés. Les organisations ont également signalé que le nombre de personnes déplacées à l’intérieur du Mexique a augmenté régulièrement au cours de la dernière décennie et que dans de nombreux cas, les familles qui retournent chez elles doivent à nouveau quitter leur domicile en raison du manque de sécurité. Selon les dernières données de l’Observatoire, le Mexique est le pays qui occupe la première place des pays qui, sans être officiellement en guerre, accumulent le plus grand nombre de victimes de déplacement dans le monde. On estime qu’à ce jour, il y aurait entre 350 000 et 400 000 déplacés internes sur tout le territoire.
Sous les projecteurs internationaux
En janvier de cette année, le LVI Congrès national sur les « Peuples et communautés autochtones et d’ascendance africaine » s’est tenu dans la ville d’Oaxaca, au cours duquel le représentant de l’ONU au Mexique, Guillermo Fernández Maldonado Castro, a prononcé un discours sur le déplacement interne forcé au Mexique. Il a parlé des chiffres, de la législation et de l’évolution de cette problématique : « Aujourd’hui, le Mexique ne dispose toujours pas de législation nationale, de chiffres nationaux officiels ou d’informations désagrégées, essentielles pour connaître l’ampleur et l’évolution du déplacement interne dans le pays, ainsi que les différents profils et géolocalisations des personnes déplacées », a-t-il déclaré.
Quelques mois plus tôt, entre août et septembre 2022, l’ancienne Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les droits humains des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays, Cecilia Jiménez-Damary, avait visité les états de Chihuahua, du Guerrero et du Chiapas, où elle avait rencontré des responsables gouvernementaux, des organisations de défense des droits humains et des représentants de la société civile. A la fin de sa visite, de retour à Mexico, elle avait tenu une conférence dans laquelle elle avait partagé ses observations et certaines des données recueillies au cours de ses voyages : « J’ai observé qu’au Mexique, les causes de déplacement sont diverses et multifactorielles, et nécessitent une prise en charge globale, y compris l’adoption de mesures de prévention, de réponse et de protection pour les personnes déplacées avec une approche différenciée et intersectionnelle des droits humains, ainsi que la création des conditions nécessaires à des solutions durables », avait-elle déclaré.
Par la suite, dans le rapport résultant de cette visite présenté en juin de cette année, sa successeur, Paula Gaviría Betancur a également mentionné que le Mexique connaît des taux de violence élevés et a indiqué que, pendant la mission, la Rapporteuse avait écouté des victimes du crime organisé expliquant comment « des groupes criminels terrorisent et contrôlent les territoires et les populations en utilisant des menaces, des intimidations et des violences ». Elle a constaté que « malgré les taux élevés de violence, peu de personnes osent les dénoncer, par crainte de représailles ou par manque de confiance dans les autorités, et notamment dans le système de justice pénale ». De la même, elle a souligné que « dans les cas où quelqu’un a porté plainte, les personnes interrogées ont déclaré que les autorités compétentes avaient classé les dossiers d’enquête ou n’avaient pas conclu les enquêtes, même dans les cas de délits graves comme des homicides et des disparitions. À ce sentiment d’impunité s’ajoute la perception de corruption de tous les niveaux du gouvernement ».
D’autre part, elle a souligné la situation des peuples autochtones en notant qu’« ils ont historiquement souffert d’inégalités structurelles, d’exclusion et de violence systématique. Des obstacles persistent qui les empêchent de jouir pleinement de leurs droits humains, tels que l’extrême pauvreté ; la violence perpétrée par des acteurs armés, y compris des groupes du crime organisé ; le manque de reconnaissance de leurs systèmes normatifs et de leurs propres institutions ; accaparement et l’appropriation progressives de leurs terres, ainsi que la conception et la mise en œuvre de projets d’investissement de l’État et d’entreprises, privées entre autres situations ». Elle s’est également préoccupée face à ce que les représentants de ces peuples et les organisations de la société civile que les accompagnent lui ont décrit à propos de « cas de déplacements internes liés à des disparitions, des violences sexuelles, des violences basées sur le genre, des féminicides, des homicides, des massacres, des recrutements forcés, du travail forcé ou des extorsions ».
Elle a aussi déclaré que « dans le cadre de ces conflits, outre les graves violations des droits humains résultant des disparitions forcées, de l’accaparement des terres, des impacts environnementaux et sociaux, des attaques et de la criminalisation des dirigeants autochtones, des déplacements internes des communautés et des peuples autochtones ont été observé ».
La Rapporteuse spéciale a également documenté des déplacements internes causés par les plans et projets de développement liés à l’exploitation minière, à l’exploitation forestière, à l’extraction d’hydrocarbures, à la construction de barrages et au tourisme, y compris le Train Maya. À cet égard, elle a noté avec préoccupation les irrégularités et le harcèlement auxquels les communautés autochtones sont confrontées pour exprimer leur consentement libre, préalable et éclairé.
Il convient de noter que, bien que les peuples et communautés autochtones représentent 10 pour cent de la population totale du Mexique, plus de 40 pour cent des épisodes de déplacement enregistrés par la société civile en 2020 ont affecté ces peuples. Les états comptant le plus grand nombre de personnes autochtones déplacées à l’intérieur du pays sont le Chiapas, le Chihuahua, le Guerrero et Oaxaca.
Enfin, la rapporteuse a réalisé quelques recommandations à l’État mexicain, parmi lesquelles se distingue la nécessité de créer une loi qui protège les personnes déplacées à l’intérieur du pays, ainsi qu’un registre fédéral des victimes de déplacement interne : « Bien qu’il soit nécessaire de créer un registre fédéral unique des personnes déplacées à l’intérieur du pays, en plus des registres au niveau des états, celui-ci devrait non seulement inclure ceux qui ont été légalement reconnus, mais aussi ceux qui n’ont pas cette reconnaissance légale, mais qui sont de facto déplacés. L’enregistrement ne devrait pas accorder de statut juridique, mais devrait avoir pour objectif de faciliter la protection et l’assistance humanitaire conformément aux besoins individuels et collectifs des personnes déplacées à l’intérieur du pays », a-t-elle déclaré.
Le cas du Chiapas : déplacements pour conflits internes et luttes territoriales entre groupes du crime organisé
Au Chiapas, le problème des déplacements forcés n’est pas nouveau et, jusqu’à récemment, il n’était pas principalement associé au crime organisé. Personne n’a oublié les déplacements internes dus à des raisons politiques et religieuses dans la municipalité de Chamula (1960-1980), dus au projet hydroélectrique de Chicoasén (1980) et à des catastrophes naturelles, comme l’éruption du volcan Chichonal (1982) ou l’ouragan Stan dans la zone côtière (2005). Dans les années 90, les déplacements liés à des problèmes de violence sociopolitique ont également eu un fort impact, notamment sur la population indigène de la région des Hauts Plateaux après le soulèvement de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) et en raison des stratégies du gouvernement fédéral pour combattre les révolutionnaires et de l’émergence de groupes armés et paramilitaires qui ont déclenché une forte vague de violence.
Cependant, ces dernières années et de plus en plus, le DFI peut être lié à des luttes territoriales entre les groupes du crime organisé. C’est ainsi que nous avons pu l’observer dans le cas de Frontera Comalapa fin mai dernier, où au moins 3 000 personnes ont été déplacées. Ce chiffre s’approche du cas récent de Pantelhó, où environ 3 205 indigènes Tsotsils et Tseltales ont dû être déplacés à la suite d’affrontements entre groupes armés.
Au niveau national, le Chiapas est le deuxième état le plus touché en termes de DFI. Il n’existe pas de données exactes sur le nombre de personnes déplacées à cause de la violence. Cependant, selon une enquête du Centre des droits de l’Homme Fray Bartolomé de las Casas (Frayba), on estime qu’entre 2010 et 2022, au moins 16 775 personnes ont abandonné leur domicile en raison de l’insécurité. Parmi eux, au moins 4 634 ont été déplacés en 2022. À l’heure actuelle, les chiffres ne sont pas clairs, mais ils pourraient augmenter de façon exponentielle. Les municipalités les plus touchées ont été Aldama, Chapultenango, Chenalhó, Ocosingo, Pantelhó, Venustiano Carranza et récemment Frontera Comalapa et La Trinitaria.
Bien que le Chiapas dispose d’une loi pour la prévention et la réponse face aux déplacements internes dans l’état, la capacité de réaction des institutions face à tant de situations de déplacement est très limitée et ne garantit pas qu’il puisse y avoir une véritable prise en charge des personnes dans cette situation ou des causes qui l’ont générée.
Guerrero : entre terreur et luttes des peuples
Selon le Centre des Droits Humains de la Montagne Tlachinollán, les déplacements forcés qui affectent aujourd’hui plus de 26 700 personnes au Guerrero, sont causés par « un modèle économique criminel qui s’est établi dans l’état avec des entreprises illégales qui utilisent les groupes criminels pour maintenir le contrôle ; les conflits autour des forêts et des projets miniers, ainsi que les violences liées au trafic de drogue, qui cherche à faire main basse sur les territoires et routes utilisées pour le transfert de drogue ». Il mentionne qu’au cours des dernières années, il y a eu un déplacement silencieux de milliers de personnes, principalement dans la Tierra Caliente, la Sierra, la Costa Grande et les zones du nord, du centre et des montagnes.
Pour sa part, le Centre de Défense des Droits Humains « José María Morelos y Pavón » souligne qu’au Guerrero il n’y a aucune garantie pour les personnes déplacées : « l’État est incapable de garantir les droits humains des personnes déplacées, puisque depuis septembre 2020, la Chambre des Députés a approuvé à l’unanimité la Loi Générale sur les Déplacements Forcés, qui a été transférée au Sénat de la République où elle reste bloquée ».
Il convient de noter qu’en mai 2022, la première rencontre nationale des personnes déplacées s’est tenue à Chilpancingo. Des victimes de déplacements forcés du Chiapas, Guerrero, Chihuahua, Michoacán, Quintana Roo et Mexico y ont participé. Cette rencontre a été l’occasion pour les différents groupes de parvenir à divers accords, notamment en unissant leurs demandes pour que l’État mexicain garantisse la stabilité matérielle et psychologique des femmes, filles et garçons victimes de déplacements forcés.
Les participant.e.s ont également mentionné l’importance de s’attaquer aux causes les plus profondes des déplacements forcés et de tracer un plan de travail pour cette année qui intègre diverses lignes d’accompagnement et de visibilité des différentes situations. Au cours de l’événement, ils ont appelé les organisations et collectifs de défense des droits de l’Homme à rester unis et à regrouper ceux qui souhaitent rejoindre le mouvement, dans le but de donner une plus grande visibilité au problème des déplacements forcés internes et d’atteindre un niveau plus élevé d’incidence auprès des autorités.
Le danger d’informer et de défendre les droits humains au Mexique
Les risques auxquels sont confrontés les défenseur.e.s des droits humains et les journalistes, ainsi que leur déplacement en raison de menaces, d’attaques, de criminalisation et d’autres situations, ont fait l’objet de préoccupations de divers experts internationaux. Preuve en est le rapport présenté le 11 juillet par l’Espace OSC pour la protection des défenseur.e.s des droits humains et des journalistes, formé par diverses organisations qui travaillent sur les questions de défense des droits de l’Homme.
Dans le document intitulé « Personnes et communautés de défenseur.e.s des droits humains et de journalistes en situation de déplacement forcé interne au Mexique », on montre la réalité vécue par les défenseur.e.s des droits humains et les journalistes en situation de déplacement forcé interne. L’Espace OSC souligne que leur situation empire aiguë lorsqu’elle se produit parmi des groupes de personnes qui souffrent d’autres vulnérabilités historiques et structurelles.
Dans la section « Violence et limitations à l’exercice du droit de défendre les droits humains et la liberté d’expression au Mexique », il souligne, entre autres, comment, « en plus des attaques contre leur vie, les défenseurs et les journalistes sont confrontés à des campagnes de discrédit, actes d’intimidation et de harcèlement, menaces, agressions physiques et numériques, détentions arbitraires, recours à la justice contre eux, disparitions et déplacements forcés internes ».
L’Espace OSC souligne dans son rapport que « dans le cas des défenseurs des droits de l’Homme et des journalistes, ils sont de plus en plus contraints de quitter leur lieu d’origine ou de résidence afin de sauvegarder leur vie en raison du climat d’hostilité, de menaces et d’attaques dont ils sont victimes ; ainsi que du fait de l’absence de mesures efficaces de prévention, de protection et de justice, transformant le déplacement forcé interne en une forme de survie ».
Le document mentionne qu’« il n’existe pas de sources officielles permettant un diagnostic complet et spécialisé de la nature et de l’ampleur du problème au niveau national, et encore moins d’instruments spécifiques offrant des chiffres exacts sur le nombre de défenseurs des droits humains et de journalistes qui ont dû être déplacés de force de leurs lieux d’origine ou de résidence habituelle ». Cependant, le nombre de bénéficiaires du Mécanisme de Protection du Ministère de l’Intérieur pourrait offrir quelques indices. Selon le rapport, en janvier 2023, le Mécanisme de Protection comptait 2 059 bénéficiaires, dont 581 journalistes (152 femmes et 428 hommes) ; et 1 099 sont des défenseur.e.s des droits humains (609 femmes et 490 hommes). « Malgré le manque d’informations, les données nous permettent de démontrer la tendance à la hausse du phénomène et de reconnaître que ces deux secteurs sont confrontés à une situation particulière de vulnérabilité, puisque leur travail les expose à un niveau élevé de violence », concluent l’Espace OSC.
L’impact dévastateur du déplacement
Une grande majorité des victimes de déplacement ont affirmé que cela s’accompagne toujours d’une perte de moyens de subsistance, mais aussi d’une perte d’identité sociale et culturelle, en particulier pour les peuples autochtones, qui ont un attachement particulier à leurs terres ancestrales et coutumes. La désintégration familiale et les affectations psycho-émotionnelles, la peur et le désespoir sont également une constante. Dans le cas des journalistes et des défenseur.e.s des droits humains, les conséquences et impacts du déplacement incluent également la violation de leur droit à exercer la liberté d’expression et à défendre les droits humains.
Rendre visible la situation des personnes déplacées de force est d’une importance vitale pour comprendre les causes et les impacts de cette situation ; et pour éviter la stigmatisation, la revictimisation et la criminalisation de ceux qui en souffrent.
Reconnaissance et prise en charge intégrale
Récemment, diverses organisations nationales et internationales ont exprimé leur préoccupation au gouvernement mexicain face à la crise de déplacement interne que le pays traverse. Elles ont indiqué que l’un des grands défis est la reconnaissance du problème et des victimes. Elles dénoncent que la gravité de la situation est minimisée, voire niée, ce qui rend impossible la formulation de plans d’action adéquats.
Elles sont d’accord pour affirmer que l’État est le premier responsable de la protection et du bien-être des victimes de déplacement et qu’il doit remédier à leur situation particulière de vulnérabilité. Elles soulignent l’importance de promouvoir la création et l’approbation de stratégies intégrales, des lois et des politiques publiques (prévention, protection, enquête, sanction et réparation avec une approche de genre, multiculturelle, par âge et perspective différentielle) qui permettent de contrecarrer cette grave crise.