ACTUALITE : Mexique – Préoccupation face à l’augmentation et à la légalisation de la militarisation
15/12/2022ARTICLE : Défis et espoirs pour la construction de la paix au Mexique
15/12/2022
J’ai quitté la maison pour descendre dans la rue,
pour interpeller le mauvais gouvernement,
crier ton nom
démasquer la perversité du pouvoir
et montrer que notre lignée
c’est comme le chêne qui ne pourrit ni ne se tord.
(…) Je sais seulement que je n’oublie jamais ton nom.
Que je respire parce que ton cœur bat dans ma poitrine.
S elon la Fédération mexicaine des organismes publics de défense des droits de l’Homme, on comptre 105 871 personnes disparues au Mexique depuis 1964, un chiffre qui comprend des épisodes tels que la Sale Guerre au Guerrero ou le conflit zapatiste au Chiapas.
En 2014, la nouvelle de la disparition forcée de 43 élèves de l’école normale rurale « Raúl Isidro Burgos » à Ayotzinapa a ébranlé le pays, non seulement pour avoir rendu visible à échelle nationale et internationale la crise des droits de l’homme dans le pays mais aussi un État qui utilisait la force publique de manière illégitime et disproportionné pour réprimer les mouvements étudiants et sociaux.
Ce qui s’est passé entre le 26 et le 27 septembre 2014 faisait partie des actions de préparation des marches commémoratives du 2 octobre 1968, date à laquelle la police anti-émeute de la capitale et l’armée sont intervenues brutalement pour réprimer un groupe d’étudiants universitaires à Tlatelolco, mettant fin à la vie d’un nombre incalculable d’entre eux. Personne ne pouvait se douter qu’un nouveau chapitre de l’histoire de l’Ecole Normale Rurale d’Ayotzinapa s’ouvrait ce jour-là.
L’intérêt du gouvernement vis-à-vis des étudiants
Deux mois après la disparition des 43 étudiants, la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) a rendu public un accord d’assistance technique avec l’État mexicain et les représentants des étudiants disparus. C’est ainsi qu’a été formé le Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants (GIEI) pour la coopération technique dans la recherche, les enquêtes et les actions liées à l’affaire, afin de punir les responsables ; et pour l’assistance aux familles des disparus.
Dans leur premier rapport, ils ont souligné que, comme de nombreuses écoles normales au Mexique, l’Ecole pour former des enseignants « Raúl Isidro Burgos » jouait un role significtatif dans la vie politique et publique de l’état. Il convient de rappeler que, depuis des décennies, le contexte sociopolitique du Guerrero est caractérisé par de graves violations des droits humains telles que la torture, le déplacement et la disparition forcés, liés, entre autres, à la présence de groupes criminels.
Sur la base des éléments de preuve, il a été démontré que, le jour des événements, le Centre d’enquête et de sécurité nationale (CISEN) avait surveillé les étudiants pendant tout le trajet depuis leur départ de l’école jusqu’à Iguala. Le CISEN était informé en temps réel de ce qui se passait, mais il n’a pas partagé ces informations avec les autorités chargées de l’enquête, et il n’existe pas d’éléments qui indique qu’une activité de recherche spécifique ait été menée en fonction de celles-ci.
Cependant, en février 2022, le groupe d’experts a révélé que les étudiants étaient constamment surveillés par les autorités depuis au moins 10 ans, non seulement de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur quand que le Ministère de la Défense Nationale (Sedena) avait infiltré des agents de renseignement comme étudiants à Ayotzinapa. Au moment des événements en 2014, au moins 3 agents étaient actifs dans l’école ; l’un d’eux a disparu avec les étudiants.
Aucun des rapports des informateurs infiltrés n’indique d’éventuelles activités liées au trafic de drogue de la part des étudiants, mais consiste en un contrôle des manifestations, rassemblements et d’autres activités menées par les étudiants. Cependant, le GIEI a déclaré qu’il existe une hypothèse selon laquelle l’un des bus saisi par les étudiants contenait de la drogue, ce qui pourrait expliquer l’intérêt que les autorités et le crime organisé portaient à leurs mouvements ce jour-lâ.
La « vérité historique »
Sous le gouvernement d’Enrique Peña Nieto, une version a été créée selon laquelle les étudiants auraient été détenus par la police municipale de Cocula et livrés à des membres du groupe criminel Guerreros Unidos. Plus tard, ils auraient été privés de leur liberté et assassinés. Les restes calcinés des jeunes auraient vraisemblablement été jetés dans la rivière, rendant leur identification impossible.
Deux acteurs clés dans la création de la fameuse « vérité historique » sont l’ancien procureur Jesús Murillo Karam, qui aurait été chargé de diffuser cette version fondée sur la torture et l’altération des preuves ; et Tomás Zerón de Lucio, qui, selon le Centre des droits humains de la montagne Tlachinollan, a été « l’instrument que l’État a utilisé pour construire la vérité historique » au Guerrero. Murillo Karam est actuellement en détention, tandis que Tomás Zerón de Lucio fait face à une procédure d’extradition du Canada.
A ce moment-là, cette version controversée a été remise en question par les proches et par une enquête de la CIDH et du GIEI, qui ont souligné que les corps ne pouvaient pas être brûlés à cet endroit. Ce n’est cependant qu’en 2018, avec l’administration d’Andrés Manuel López Obrador, que cette version a été totalement écartée et l’affaire rouverte. De plus, l’identification des restes non brûlés de Christian Rodríguez et Jhosivani Guerrero entre 2020 et 2021 a rendorcé la version du GIEI.
D’autre part, dans l’un des rapports de la Commission pour la vérité et l’accès à la justice de l’affaire Ayotzinapa (Covaj), le sous-secrétaire aux droits humains, à la population et à la migration du Ministère de l’Intérieur (Segob), Alejandro Encinas, a déclaré que la « vérité historique » a été conçue depuis la présidence de la République sous le mandat d’Enrique Peña Nieto. Encinas a expliqué que divers responsables, de tous les niveaux de gouvernement, ont participé à des réunions dirigées par le pouvoir exécutif fédéral pour définir la version officielle sur la disparition forcée des étudiants : “C’est là qu’il faudra situer non seulement la conception, mais aussi l’opération et la mise en place de ces actions. Dans de nombreux cas il y a une présomption d’altération de la scène du crime et surtout, ce qui est pleinement accrédité, c’est le fait d’avoir créé une vérité basée sur des actes de torture », a-t-il déclaré.
Vidulfo Rosales, avocat des parents des 43 étudiants, a déclaré que le bureau du procureur général (PGR) avait mené une enquête concue pour « dissimuler le crime commis à Iguala ». Il a assuré que des preuves fondamentales ont été éliminées pour éviter la possibilité de prouver la responsabilité des plus hauts niveaux du pouvoir public.
« Non seulement il s’agit d’une enquête irrégulière. Ce n’est pas non plus une enquête dans laquelle des fonctionnaires ont accidentellement torturé, manipulé des preuves voire éliminé des preuves. Leur objectif était plutôt de couper les liens qui nous menaient aux militaires et aux plus hautes hiérarchies des autorités militaires. Ces liens nous conduiraient aux vrais coupables et à la véritable localisation de nos 43 disparus », a déclaré l’avocat de Tlachinollan.
L’armée, un pouvoir quasi intouchable dans l’affaire Ayotzinapa
Après le rapport d la Covaj, 83 mandats d’arrêt ont été délivrés contre 20 soldats et Murillo Karam, tous accusés de crimes tels que disparition forcée, crime organisé et contre l’administration de la justice. Cependant, 16 de ces 20 soldats ont vu leurs mandats annulés. Jusqu’à présent, les seuls soldats détenus pour leur responsabilité présumée dans la disparition de 43 étudiants d’Ayotzinapa sont le général José Rodríguez Pérez, le capitaine José Martínez Crespo, le sous-lieutenant Fabián Alejandro Pirota Ochoa et le sergent Eduardo Mota Esquivel.
Bien que les pères et mères des 43 disparus reconnaisse qu’il y a eu des progrès dans l’affaire au cours de l’administration actuelle, ils considèrent toutefois que López Obrador continue de protéger l’armée bien qu’il existe des preuves de sa participation lors des événements de 2014. Un exemple de cette tendance s’observe lorsque le président remet en question les membres des familles des 43 « parce qu’ils réalisent des actions supposément dans le but de vouloir discréditer une institution militaire », a déclaré Vidulfo Rosas, avocat de Tlachinollan.
Ceci, après que le ministre de la Défense ait déclaré qu’« il y a des intérêts pervers qui veulent semer la méfiance envers les forces armées parce qu’ils disent que les militaires sont des assassins, qu’ils infiltrent sans raison les mouvements sociaux et qu’ils doivent répondre de graves violations des droits de l’Homme ». Vidulfo Rosales a déclaré que ces déclarations sont inquiétantes « car elles envoient un message direct que les militaires sont intouchables ».
L’un des parents des élèves présents lors du dernier rassemblement pour l’anniversaire de la disparition a déploré que le minimum d’avancées qu’on pouvait espérer avec ce gouvernement est pris fin lorsque l’armée a été pointé du doigt : « tout le monde se passe la balle (…) . Que fait le président quand il voit que le procureur général de la République retire les mandats d’arrêt ? Ils blâment les juges, ils blâment le procureur, mais personne ne fait rien », a-t-il dit.
La confirmation que la disparition des étudiants en 2014 constitue un crime d’État est claire dans le rapport du GIEI d’août 2022, celui-ci démontrant la participation du Cisen, de la police fédérale et de l’état du Guerrero ainsi que des 27e et 41e bataillons d’infanterie qui répondent au commandement de la 35e zone militaire de Chilpancingo (qui dépend de la IXe région militaire) et que des commandants des Ministères de la Défense nationale (Sedena) et de la Marine.
« Nous exigeons que le gouvernement arrête ceux qui ont participé à la disparition de nos enfants le 26 et tôt le matin du 27. (…) Il semble que les militaires sont intouchables. A présent un délinquant est mieux pris en charge que des étudiants », a déclaré la mère d’un des étudiants disparus.
Les dernières découvertes du GIEI
Le 31 octobre 2022, le GIEI a présenté en conférence de presse les résultats d’une expertise technique qui prouve que 181 des 467 captures d’écran présentées par la Commission vérité et accès à la justice dans l’affaire Ayotzinapa (Covaj) dans son rapport d’août 2022 « « ne sont pas confiables, car rien ne garantit qu’elles correspondent à des messages originaux et elles ne peuvent donc pas être considérés comme des preuves numériques fiables ».
Le Centre des droits humains de la Montagne Tlachinollan a rappelé que cette enquête répondait à une demande des parents des 43 élèves après les fortes conclusions présentées dans le rapport de la Covaj en milieu d’année. Le rapport confirmait que la disparition des 43 élèves du collège rural d’Ayotzinapa constituait un crime d’État ; qu’il y a eu omission et négligence de la part des autorités fédérales et étatiques au plus haut niveau ; et « qu’il n’y a aucune indication que les étudiants soient vivants. Au contraire, tous les témoignages et preuves démontrent que les étudiants ont été astucieusement tués et ont disparu », selon les déclarations d’Alejandro Encinas.
Pendant deux mois, le GIEI a analysé les captures d’écran ce qui a révélé que les métadonnées montrent une différence entre les dates d’envoi et de capture des messages d’une part; et que certains messages ont été rédigés en utilidant des fonctions de versions de WhatsApp qui n’étaient pas encore disponibles entre 2014 et 2015. Le GIEI a déclaré que « la tentative du gouvernement mexicain d’accélérer les résultats dans l’affaire Ayotzinapa (…) génère une plus grande incertitude et un énorme malaise », et met l’enquête en péril. Pour cette même raison, le GIEI a signalé qu’une proposition a été présentée auprès du gouvernement fédéral qui implique le départ partiel de l’équipe qui le forme du Mexique.
Carlos Beristain, membre du GIEI, a déclaré que « la crédibilité des institutions est en jeu dans l’affaire Ayotzinapa. Le Mexique a l’opportunité de démontrer que la volonté politique ainsi que l’indépendance et la cohérence de l’enquête sont des facteurs déterminants pour que la justice que réclament les membres des familles devienne une réalité (…) Les enquêtes sur des cas de disparition forcée en se terminent pas juqu’à ce qu’il y ait une réponse au droit à savoir la vérité sur les victimes, connaître leur sort et le lieu où les disparus se trouvent ».
Quelques jours plus tard, les avocats des quatre soldats emprisonnés ont accusé le chef de la Commission pour la vérité et l’accès à la justice (COVAJ), Alejandro Encinas, du crime présumé de fabrication de preuves pour incriminer leurs clients. À cet égard, le Centre des droits de l’homme Miguel Agustín Pro-Juárez, qui accompagne les proches des victimes, a déclaré que « les avocats cherchent à générer une confusion avec leurs déclarations, et ils le font avec le consentement du commandement militaire ». Il a affirmé que « la non-vérification de certaines parties du rapport de la COVAJ n’élimine pas les preuves de l’accusation pour collusion entre trafiquants de drogue et le 27e bataillon militaire. »
L’ONG a affirmé que « l’armée n’est pas incorruptible » et a montré des messages présumés de membres du groupe criminel, Guerreros Unidos, inclus dans le rapport du Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants (GIEI) comme preuve de leur collusion avec l’armée. Elle a également clarifié que ces preuves n’ont pas été utilisées pour poursuivre les enquêtes menées par l’Unité spéciale d’enquête et de contentieux pour l’affaire Ayotzinapa (UEILCA), par les biais desquelles les 83 mandats d’arrêt ont été émis, dont ceux des quatre militaires.
De leur côté, les avocats des militaires ont également demandé la démission d’Alejandro Encinas pour avoir présenté le rapport de la Commission vérité et accès à la justice, en estimant qu’il « contient de fausses preuves ». Lors d’une conférence de presse, l’avocat militaire, César Omar González Hernández, a disqualifié le rapport pour son « manque de rigueur et pour inclure des preuves douteuses ».
De son côté, Alejandro Encinas, à travers une vidéo, a assuré : « Je dois être clair, ceux qui m’accusent aujourd’hui font partie de ceux qui, liés à d’autres autorités et au crime organisé, ont perpétré la disparition des 43 élèves de la Normale d’Ayotzinapa. Derrière eux se trouvent ceux qui entendent maintenir l’impunité dans cette affaire”.
Ayotzinapa, le droit à la vérité
Le cas des 43 étudiants révèle de nombreuses réalités vécues au Mexique, non seulement les élèves de l’école normale ont disparu, mais il a également donné la preuve du degré de corruption et d’impunité qui existe dans le pays. La complicité des autorités avec les groupes du crime organisé est visible à différents niveaux : la torture, la persécution, la criminalisation des étudiants pendant des années, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées.
Le va-et-vient des enquêtes a entravé l’avancée de l’affaire. Les mères et les pères des étudiants ont dû vivre avec le poids d’un mensonge engendré par un gouvernement où dans de nombreux cas « il y a une présomption d’altération de la scène du crime et surtout ce qui est pleinement accrédité est d’avoir créé une vérité basée sur des actes de torture », a déclaré Alejandro Encinas.
Actuellement, les informations concernant la participation de différents commandants militaires et la quasi-inaction du gouvernement fédéral, des juges et du bureau du procureur général pour appliquer les mandats d’arrêt contre les responsables nourissent l’indignation des proches, des médias, des organisations de la société civile et de la population en général en raison du manque de réponse et d’accès à la vérité. Leur inquiétude face à l’inclination du gouvernement fédéral envers les militaires rend de plus en plus difficile la possibilité que les responsables soient effectivement punis.
Avec Ayotzinapa, la massivité de l’attaque est évidente : le nombre de victimes et le niveau d’agression étaient disproportionnés par rapport au degré de menace que pouvait représenter le détournement de bus par les étudiants. Et que dire d’une action complexe et coordonnée des auteurs du crime qui, selon les enquêtes, a impliqué la participation de policiers municipaux ainsi que du haut commandement de l’armée et du gouvernement fédéral.
Huit ans après ces événements déplorables, de nombreuses versions ont été avancées sur ce qui s’est passé cette nuit-là à Iguala. Cependant, aucune d’entre elles n’a permis d’éclaircir les faits, de savoir où les étudiants se trouvent, et encore moins de punir les responsables.