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31/03/2012ACTUALITÉ : Mexique – élections et peur que l’histoire se répète
28/08/2012En mai 2012, les organisations membres du Réseau pour la Paix au Chiapas ainsi que le Collectif pour la Recherche et l’Analyse Collectives (CAIK) ont publié un rapport fruit d’une Mission civile d’observation au Programme « Villes Rurales Durables» (CRS selon ses sigles en espagnol) organisée en octobre 2011. Le présent article résume plusieurs parties de ce rapport.
Selon la perspective du gouvernement, le programme CRS a pour principal objectif de « regrouper dans un centre urbanisé la population vivant dispersée dans des petites communautés marginalisées, sans rompre avec leur environnement, en respectant leur identité et en renforçant leur citoyenneté»1. Toutefois, la Mission Civile d’Observation a pu constater que l’on est loin de respecter cet objectif et qu’au contraire, ce programme « a violé et continue de violer le droit à l’autodétermination des peuples et des communautés qui ont été déplacés ou que l’on prétend déplacer de leurs territoires ». Elle souligne également qu’il existe d’autres intérêts qui constituent autant de raisons pour déplacer ces personnes, en utilisant comme prétexte des arguments qui affirment que c’est la seule façon d’améliorer leur accès aux services de base ou que ces populations vivent dans des zones à risque.
Les Villes rurales comme « réponse à la pauvreté »
Le gouvernement du Chiapas considère que la principale cause de la pauvreté est la dispersion de la population dans un état qui se trouve au second rang en matière de marginalisation au niveau national, précédé de Guerrero et suivi par Oaxaca (Institut National des Statistiques et de Géographie, INEGI 2010). Selon ses arguments, le fait que les communautés rurales soient loin de centres de population plus importants complique leur accès aux services de base comme l’électricité, l’eau, l’éducation ou la santé. Suivant cette logique, depuis le début du mandat de l’actuel gouvernement du Chiapas, le Programme « Villes Rurales Durables » a été mis en place. Au lieu de fournir les services de base aux personnes dans leurs propres villages, la population est concentrée dans les villes rurales où on les leur fournit. Dans la plupart des cas observés par la Mission, les bénéficiaires n’ont pas été consultés ni informés correctement, complètement et de manière anticipée de ce qui constitue pourtant un changement radical dans leur mode de vie.
Objectifs du Millénaire de Développement élevés au rang constitutionnel au Chiapas
Le Programme CRS s’inscrit dans le cadre des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) promus par l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 2000. Les OMD se fixent comme priorité la lutte contre l’extrême pauvreté. Bien qu’il existe des critiques concernant les OMD – la plus importante tenant au fait qu’il est impossible d’homogénéiser les besoins des différents peuples dans le monde, en juillet 2009, le Congrès de l’état du Chiapas a élevé les OMD au rang constitutionnel. Dans le cas du Chiapas, on a pu observer que chercher à améliorer certains indicateurs spécifiques (par exemple la mortalité maternelle, comme l’a illustré la chercheuse Graciela Freyermuth) peut générer des distorsions et ne permet pas d’aborder la nature structurelle de la pauvreté.
Villes Rurales Durables au Chiapas dans l’actualité
Il existe actuellement sept CRS au Chiapas, certaines d’entre elles déjà construites et d’autres, encore au stade de leur planification ou construction. Les deux villes rurales d’ores et déjà habitées sont Santiago El Pinar et Nuevo Juan de Grijalva. En septembre 2009, le président Felipe Calderón a inauguré la « première Ville Rurale Durable dans le monde entier »: Nuevo Juan de Grijalva2. La deuxième ville rurale, Santiago El Pinar, dans les Hauts Plateaux du Chiapas, a également été inaugurée par Calderón en avril 2011. Deux autres villes rurales sont en cours de construction (Ixhuatan et Jaltenango) au même titre que deux villages ruraux, Jitotol et Emiliano Zapata. Une autre ville en est au stade de la planification, la CRS-Soconusco, qui serait située sur la Côte. Il y existe finalement des informations contradictoires quant à la possibilité de construire une CRS à Copainala, dont la première pierre a pourtant été officiellement posée.
Programme CRS et violations des droits humains
Le rapport de la Mission d’Observation affirme que plusieurs droits humains sont violés par le programme CRS, ce qui conduit à une violation générale du droit à l’autodétermination. Selon les témoignages de plusieurs personnes, lorsque des fonctionnaires sont venus leur proposer de partir vivre dans une CRS, ils ont utilisé autant des promesses que des menaces (en déclarant par exemple que le gouvernement retirerait tout soutien aux communautés si elles n’acceptaient pas le projet). Cette pression qui leur présentait ce choix comme leur seule option a fait que beaucoup ont finalement décidé d’émigrer vers les villes rurales.
Cette décision a entraîné un changement radical de leur mode de vie qui, dans les conséquences négatives, mine la souveraineté alimentaire que tant bien que mal ces personnes parvenaient à maintenir dans leurs communautés d’origine: « En ville, il faut tout acheter », résume une personne interviewée par la Mission d’observation. De son côté, après sa visite à Santiago El Pinar et Nuevo Juan de Grijalva en juin 2011, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, a affirmé que le programme CRS n’a pas amélioré la situation alimentaire des personnes y vivant, et il a recommandé de mener « une évaluation indépendante et complète des expériences de Nuevo Juan de Grijalva et de Santiago El Pinar avant de construire de nouvelles villes suivant ce même modèle »3.
Les personnes directement touchées n’ont pas été consultées sur la façon dont ils aimeraient vivre au cours des différents stades de l’élaboration du programme. Par exemple, à propos du type de maisons, des habitants de Nuevo Juan de Grijalva ont déclaré: « Personne ne nous a demandé notre opinion. Des experts sont venus de Mexico et ont dressé leurs plans ». En fin de compte, ils ont reçu des lots relativement petits. Les maisons mesurent sept mètres de long pour six mètres de large alors que des familles souvent nombreuses devront y habiter. Pour couronner le tout, elles sont construites avec un matériau préfabriqué qui résiste peu à la pluie. Des habitants de la communauté de Sayula qui ont été déplacés à Nuevo Juan de Grijalva, soulignent : «Le gouvernement nous a dit qu’il nous donnerait une meilleure maison, plus grande, plus confortable, mais c’est un nid de rat ». Dans leurs communautés par ailleurs, ils avaient l’habitude de cuisiner au feu de bois, mais les maisons dans les CRS ne prévoient pas un espace à part, et cuisiner de cette façon à l’intérieur de leur nouveau logement constituerait un danger.
En ce qui concerne le droit à la terre, les villes rurales se trouvent généralement à de nombreuses heures de distance des communautés d’origine. Face à l’absence d’alternatives de travail dans leurs nouveaux lieux de vie, les hommes vont travailler leurs terres d’origine, et peuvent y rester une semaine ou deux pour éviter des frais de transport trop élevés. Cette situation contribue aussi à une fragmentation de la famille. Dans certains cas, le transfert pour une ville rurale a entraîné la perte des titres des parcelles. On a par exemple promis aux habitants de Nuevo Juan de Grijalva une compensation suite à la perte de leurs terres après un éboulement de terrains qui détruisit leur communauté en 2007. Cependant, ils n’ont jamais reçu cet argent et quelques personnes ont même été emprisonnées pour avoir protesté face à cette situation. Une partie de leurs terres a d’ores et déjà été expropriée par la Commission Fédérale d’Électricité (CFE), qui a commencé à les utiliser possiblement pour construire un nouveau barrage4.
La violation du droit au travail est intimement liée aux droits à la terre vu que les paysan(ne)s sont habitué(e)s à vivre de celle-ci. Dans les CRS, ils n’ont pas assez d’espace pour continuer à vivre de cette manière. Une partie du programme des CRS, selon ses propres objectifs, est de fournir des emplois à ses habitants. Cependant, les options existantes sont limitées et, pour ceux qui obtiennent un emploi, elles génèrent des revenus qui restent insuffisants pour maintenir leurs familles. Tant le poulailler ou la serre pour semer des fleurs à Santiago El Pinar, que l’usine laitière de Nuevo Juan de Grijalva offrent des salaires si bas que beaucoup sont obligés de retourner cultiver leurs terres près de leurs communautés d’origine, ou bien ils doivent chercher d’autres options en dehors de la CRS. Un habitant de Nuevo Juan de Grijalva a déclaré: « Le gouvernement nous a promis beaucoup de travail, d’emplois et tout ça. Mais ce qui se passe, c’est qu’aujourd’hui encore, nous n’avons pas d’emplois. »
Diverses critiques concernent même ce qui devrait être le principal apport du Programme : l’accès aux services. Plusieurs personnes ont souligné par exemple le fait que la proximité d’un hôpital ne garantit en rien la qualité des services que celui-ci propose. Un article paru dans le journal Mirada Sur en mars 2012 dresse un tableau encore plus pitoyable de Santiago El Pinar que ce que la Mission avait pu observer fin 2011. Sur les plus de deux mille habitants qui étaient censés habiter la CRS, en mars, il ne restait plus que 10 familles. Le fonctionnaire municipal de Santiago El Pinar, Domingo Gómez Gómez, a déclaré dans une interview avec Mirada Sur que l’usine de production d’eau potable ne fonctionnait pas et qu’il n’y avait donc pas d’eau. Du fait des dettes contractées avec la Commission Fédérale d’Électricité (CFE) à ce moment-là (soit plus d’un million 600 mille pesos), il n’y avait plus de lumière. Entre absence d’eau et d’électricité, l’hôpital avait cessé de fonctionner 24 heures sur 24.
Intérêts économiques et politiques non révélés à l’origine du Programme de CRS
Les organisations qui ont participé à la Mission d’Observation ont aussi conclu que derrière les objectifs officiels de développement économique et social de la population marginalisée, on trouve également des intérêts politiques et économiques d’entreprises tant nationales qu’internationales pour que les populations « bénéficiaires » soient expulsées de leurs terres.
Mines et électricité
Le nombre croissant de concessions accordées à des entreprises minières principalement canadiennes, américaines et anglaises au Mexique est un élément qu’il faut souligner lorsque l’on aborde le Programme CRS. Durant les deux dernières administrations présidentielles, environ 28 000 concessions avec un contrat de cent ans ont été attribuées au Mexique. Un bulletin du Centre de Recherches Économiques et Politiques en faveur de l’Action Communautaire (CIEPAC), de décembre 2008, a fait remarquer: «d’après le point de vue du gouvernement et des entreprises, les Villes Rurales Durables peuvent ‘offrir une solution’ quant à ce qu’on pourrait faire avec les milliers de familles qui devraient être déplacées de force de leurs terres pour céder la place aux mines ou aux barrages qui devraient également être construits pour répondre aux besoins de l’exploitation minière »5.
Par exemple, dans le cas de Ixhuatan, les personnes qui pourraient être déplacées habitent dans une zone d’intérêt pour l’exploitation minière. Les habitants de la communauté Nueva Esperanza , qui en font partie, ont commenté en détail à la Mission d’Observation le travail effectué par l’entreprise minière et comment celle-ci cherche à les impliquer pour lui permettre de travailler librement: « Ils sont arrivés, ils ont commencé à percer, et ils ont donné 200000 pesos à l’ejido. […] Ce sont des étrangers, du Canada ». Le déplacement de la population pourrait aider la compagnie minière canadienne Cangold Limited non seulement à avoir un accès aux terres mais aussi à une main d’œuvre bon marché.
D’un autre côté, la Commission Fédérale d’Électricité (CFE) a annoncé en juillet 2010 ses plans de construction d’un nouveau barrage hydroélectrique sur le fleuve Grijalva, appelé barrage Copainala ou Chicoasen II. L’installation de cliniques et d’écoles est prévue pour « dédommager » les communautés qui seraient expulsées. Dans le cas de Nuevo Juan de Grijalva, comme nous l’avons déjà mentionné, ses habitants ont été relogés dans la Ville Rurale après un éboulement de terrains qui détruisit leur village en 2007. Cependant, certains soupçonnent6 que cet éboulement ne fut pas causé par les pluies abondantes, mais par des bâtons de dynamite. Peu de temps après la catastrophe, la CFE a construit deux tunnels d’évacuation des eaux qui lui permet de produire de l’électricité, selon les témoignages reçus par la Mission d’Observation.
Reconversion de la production et biocarburants
Le programme CRS est également lié au projet de Réduction des Émissions liées à la Déforestation et à la Dégradation des forêts (REDD +) dans la mesure où leurs habitants sont encouragés à se reconvertir et à ne plus donner la priorité à la production en vue de l’autoconsommation. Par exemple dans le cas de la CRS en projet à Copainala, le gouverneur Juan Sabines a demandé aux agriculteurs de miser sur les cultures de substitution tels que le pignon qui est utilisé pour produire du biodiesel. Dans la municipalité de Acapetahua, où sera construite la ville rurale de la région du Soconusco, se trouve la plus grande superficie de l’état destinée à la production de palme africaine, qui sert elle aussi pour les agrocarburants. En septembre 2010, la Société Civile Las Abejas mentionnait déjà: « le gouvernement ne veut plus que nous fassions pousser du maïs ou d’autres aliments que nous cultivons de manière ancestrale ; il veut désormais que nous fassions pousser des palmiers et des pins. Avec le maïs et les haricots noirs, nous pouvons nous alimenter; les palmiers et les pignons qui permettent de produire du biocarburant ne servent qu’à alimenter les voitures »7.
Les plans de développement « verts » des gouvernements fédéral et du Chiapas impliquent par ailleurs que les communautés qui vivent dans des réserves naturelles soient déplacées et qu’elles cessent d’utiliser leurs terres à des fins agricoles. Les communautés qui se trouvent dans la biosphère de El Triunfo, par exemple, devraient se voir obligées à aller vivre dans la CRS de Jaltenango vu que le gouvernement du Chiapas est entré sur le marché des crédits de carbone avec cette réserve écologique.
Stratégie de contrôle de la population et stratégie contre-insurectionnelle
Dans un de ces articles, le journaliste Hermann Bellinghausen affime que « la création de ces ‘pôles urbains’ est pronée par des entreprises de grande envergure dans le monde de la surconsommation: TV Azteca, et son entreprise de vente au détail et d’activités bancaires Elektra, Telcel, Coppel, une chaîne de magasins 24/24, les plus grosses boites de peintures et de ciment »8. Il affirme en outre que le programme CRS « joue un rôle dans la stratégie contre-insurrectionnelle systématiquement mise en place dans les communautés autochtones du sud-est du Mexique afin de les démanteler et de les expulser de leurs territoires. » Lors du Forum « Exclusion … Inclusion néolibérale », organisé par diverses universités et centres de recherche en mai, Marcos Arana, membre de l’Institut National des Sciences Médicales et de la Nutrition Salvador Zubirán, a établi un parallélisme entre le projet CRS et les hameaux stratégiques du Vietnam dans les années 60. Celles-ci cherchaient à démanteler les villages rebelles, ainsi que leurs liens à leurs terres et à leur communauté. Dans le cas de Santiago El Pinar, le choix de l’emplacement pour la CRS pourrait répondre également à des intérêts politiques. En 1999, le gouvernement a créé cette municipalité pour contrer la présence croissante de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) dans la région. La CRS se trouve dans cette municipalité, à proximité des municipalités zapatistes autonomes de San Andrés Sakamch’en de Los Pobres et de San Juan de la Libertad, ainsi que du centre politique zapatiste du Caracol d’Oventic.
Manifestations contre les « projets de mort » et de déprédation
Comme mentionné précédemment, depuis sa création, le programme CRS a fait l’objet de nombreuses critiques de la part d’organisations de la société civile. Le 19 novembre 2010, par exemple, plus d’un millier de catholiques provenant de 11 municipalités dans les Hauts Plateaux du Chiapas ont organisé un pèlerinage à San Cristóbal de las Casas pour exprimer leur opposition à l’exploitation minière ainsi qu’à la construction de barrages et de villes rurales, qu’ils considèrent tous comme «des projets de mort ».
Lors du Forum régional pour la défense des droits humains, tenu à San Cristóbal de Las Casas en décembre 2011, les participants se sont eux aussi prononcé contre « la continuité de la politique de construction de Villes Rurales, car elles affectent les formes traditionnelles de production et les modes de vie des populations locales, sans pour autant contribuer à l’amélioration de l’accès aux services, comme cela a été prétexté ». Ils ont également affirmé que cette politique de transfert de population vers des villes rurales est « une forme voilée de déplacement forcé qui sert des intérêts économiques contraires à ceux des communautés ».
Il y a déjà deux ans, en août 2010, les membres de la paroisse de San Pedro Chenalhó ont exprimé dans un communiqué leur opposition à la possibilité de construction d’une Ville Rurale dans leur municipalité. La déclaration précisait : «Nous craignons que l´on nous impose le projet des Villes Rurales et que l’on ne demande pas si les gens sont d’accord ou pas d’accord. […] Nous avons décidé de nous opposer définitivement à la construction de villes rurales. Car il est clair que ce plan a été élaboré pour que nous abandonnions nos terres, pour que des sociétés transnationales les occupent et une fois que nous serons regroupés à un seul endroit, pour nous contrôler et nous forcer à cultiver d’autres semences qui ne seront plus ni le maïs, ni les haricots noirs, etc ».
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- Villes Durables Rurales 2012, Gouvernement de l’état du Chiapas – Institut de Population et Villes Rurales (Retour…)
- Article: Inauguró el Presidente de la República la Ciudad Rural Sustentable Nuevo Juan del Grijalva (Retour…)
- Déclaration finale de la Mission des Nations Unies pour le Haut Commissaire des Droits Humains (Retour…)
- « De la tierra al asfalto » (« De la terre au goudron ») : Rapport de la Mission Civile d’Observation du Réseau pour la Paix au Chiapas et de CAIK sur le Programme des Villes Durables Rurales, 2012 (Retour…)
- CIEPAC, Villes Rurales au Chiapas: Déprédation du gouvernement contre les paysans, Seconde partie, 31 décembre 2008 (Retour…)
- Ses soupçcons partent de témoignages d’habitants de la zone obtenus durant la Mission Civile d’Observation ainsi que sur une étude réalisée par la Ligue Mexicaine des Droits de l’Homme (LIMEDDH) (Retour…)
- Chiapas: ouverture d’une nouvelle Cité Rurale Durable dans Los Altos (2007) (Retour…)
- Adieu à la terre, Suuplément du journal La Jornada Ojarasca (2010) (Retour…)