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08/03/2024ARTICLE : 30ème anniversaire du soulèvement zapatiste
08/03/2024Quand ces gens sont arrivés et plus tard, quand le barrage routier a été mis en place, il y avait un silence total dans la communauté, ni les téléphones portables ni les téléphones modulaires ne sonnaient, la seule chose qu’on pouvait entendre, c’était même triste, c’était le chant des oiseaux, des poules, le bruit normal de la nature…
Un appel à l’aide et à l’action
D es organisations de la société civile du Chiapas ont uni leurs voix pour rendre visible et exiger que la situation de violence vécue depuis 2021 dans la région frontalière et de la Sierra de cet état soit reconnue et combattue. Elles ont publié le rapport « Harcèlement empêchant la vie quotidienne, terreur pour le contrôle du territoire et graves violations des droits humains » qui considère la situation comme un conflit armé non international et exhorte les autorités à le traiter comme tel.
Ce rapport revient brièvement sur les débuts de la violence dans cette région et son aggravation, retrace les stratégies de contrôle exercées par les groupes en conflit, et recueille les témoignages des habitants de la zone et les violations des droits de l’Homme qu’ils subissent au quotidien. Il aborde le contrôle et la collusion des autorités et institutions de l’État avec le crime organisé, et formule quelques recommandations dirigées à l’État concernant la reconnaissance de la gravité de la situation et certaines stratégies de prise en charge de la population vulnérable.
« La frontière du Chiapas avec le Guatemala est traversée par un conflit armé non reconnu qui se doit au conflit territorial entre des structures du crime organisé pour le contrôle des biens, des services, des personnes, des produits légaux et illégaux, ainsi que de la vie de la communauté elle-même. (…) ». Les municipalités de La Trinitaria, Frontera Comalapa, Chicomuselo, Siltepec, Honduras de la Sierra, Motozintla, Mazapa de Madero, El Porvenir, La Grandeza, Bejucal de Ocampo, Amatenango de la Frontera et Bellavista sont jusqu’à présent les plus touchées par le conflit. « De graves violations des droits de l’homme et du droit international affectent à la fois la population locale et les défenseurs des droits de l’Homme et du territoire, pour qui les risques liés à l’exercice de la liberté d’expression et à leurs actions de défense sont très élevés. »
Le rapport souligne également que la zone de conflit est devenue une zone silencieuse dans laquelle personne ne peut parler et personne ne peut en parler. D’où la pertinence de ce rapport et la raison pour laquelle nous lui consacrerons ce dossier.
Sur l’escalade, la diversification et la prolongation de la violence
Ce n’est un secret pour personne que le Chiapas est un territoire riche en ressources naturelles et qu’en outre il se situe dans une zone géographique stratégique. C’est la porte d’entrée de tout ce qui vient d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale et se dirige vers le nord, principalement vers les États-Unis. Ceci, comme le souligne le rapport, en fait un point-clé pour « le contrôle et la promotion des économies légales et illégales ». « Toute l’extension territoriale du Chiapas est structurée par des routes qui sont utilisées pour le transport de toutes sortes de marchandises, de drogues, d’armes et de bétail illégal ainsi que pour le trafic de personnes migrantes. Depuis 1998, la zone de la jungle située à la frontière avec le Guatemala était considérée par la Drug Enforcement Administration (DEA) des États-Unis comme un couloir clé ».
Ceci explique l’intérêt des différents groupes du crime organisé à maintenir le contrôle de la zone. « Ces groupes opèrent au niveau territorial à travers des structures criminelles complexes composées de membres de cartels, d’opérateurs locaux et d’autorités étatiques à différents niveaux, établissant une gouvernance criminelle qui va au-delà des entreprises illicites. »
Comme indiqué précédemment, ce contexte de violence s’est aggravé depuis le second semestre 2021 lorsque Gilberto Rivera, alias « El Junior », qui était le fils de l’un des opérateurs d’un groupe criminel organisé qui jusqu’à ce moment-là avait le contrôle du Chiapas a été assassiné. Cet homicide a été revendiqué par le groupe criminel antagoniste et depuis lors, depuis la Frontera Comalapa, en passant par Teopisca, Tuxtla Gutiérrez, Pantelhó et jusqu’à San Cristóbal de las Casas, les affrontements, les exécutions et les conflits se sont multipliés, la zone frontalière étant la plus affecté. En 2022, on a constaté une augmentation très significative des disparitions et des déplacements forcés dans toute la zone. En outre, le déploiement de drones de surveillance et les barrages routiers par des hommes armés ou par la même population obligée par des groupes criminels organisés font désormais partie du quotidien.
« Nous nous trouvons dans un état de siège comme nous l’avons signalé à d’autres occasions, la ville est assiégée par le crime organisé, nous ne pouvons pas nous déplacer librement, quitter la maison signifie partir en craignant ce qui peut nous arriver en passant par leurs points de contrôle, leurs fouilles, le harcèlement et l’intimidation sous toutes ses formes ».
L’année 2023 n’a pas été différente, car comme le mentionne le rapport, elle a connu « deux pics de violence importants » dans la région frontalière de la Sierra. L’un d’entre eux est appelé la « Guerre de Quatre Jours » qui a eu lieu dans la communauté de Nueva Independencia ou Lajerío au mois de mai. Des groupes du crime organisé se sont affrontés sans relâche, affectant également les communautés voisines et provoquant le déplacement forcé d’au moins 3 500 personnes. Par la suite, en septembre, différents événements ont eu lieu dans les municipalités de Motozintla, Frontera Comalapa, La Grandeza et Siltepec : des affrontements, des incendies et le déploiement de véhicules blindés adaptés au combat commandé par des groupes lourdement armés installés dans la région ont été signalés. Les forces armées et et la garde nationale étaient pourtant présentes dans la zone.
Bien que certains moments critiques de violence se démarquent, il est important de noter qu’il s’agit d’une constante, la réalité est que la population de la région frontalière-Sierra n’a pas eu de répit depuis le début du conflit. « (…) la violation du droit à la vie est devenue quotidienne et entre temps le discours officiel minimise ou nie la violence et les autorités restent indifférentes face à l’aggravation de la situation. »
Vivre sous le feu, et au milieu de la peur et l’anxiété
La vie des habitants de la région frontalière de la Sierra a été perturbée par la violence et le contrôle exercé par les groupes criminels. Leur réalité s’est transformée rapidement et les conséquences se font sentir. Vivre au jour le jour dans l’anxiété, dans la peur, en se demandant s’il est temps de tout laisser derrière soi, où aller ou s’il est possible de tenir encore un peu et d’attendre qu’il se passe quelque chose qui ramènera la paix sur vos territoires, voilà comment vous vivez maintenant dans cette région.
« Il y a environ 20 familles qui ne pourront plus partir (pour chercher refuge) (…) J’ai une nièce qui a enduré la faim seule pendant 6 jours, au bout de six jours je suis allée la sortir de chez elle et elle était très paniquée. Elle est sortie affolée, a regardé autour d’elle et m’a demandé si les messieurs n’étaient pas là, je lui ai répondu non. Au milieu de tout cela, une rumeur a commencé à circuler selon laquelle ils recrutaient des hommes et surtout des jeunes. Les gens ont commencé à dormir dans les montagnes, les pâturages, les montagnes, les grottes. Beaucoup de gens ont fui à cause de ça ». C’est l’un des nombreux témoignages inclus dans le rapport et qui montrent à quel point la vie est difficile dans les zones en dispute.
En plus de vivre dans la peur et dans l’incertitude de ne pas savoir quelle sera la suite, la méfiance s’est également installée entre la population. Il est difficile de savoir à qui parler sans être par la suite victime de représailles. Comme le souligne le rapport, « cet état de méfiance se traduit par une fragmentation des liens communautaires. Les gens se méfiant de leurs propres voisins, voire de leur propre famille, ce qui provoque également d’importants impacts psychosociaux, principalement du stress et de la paranoïa ».
Une autre forme de contrôle exercée par les groupes criminels a été de s’emparer des terres cultivées et d’empêcher leur exploitation, ce qui a laissé de nombreuses familles sans moyens de subsistance, leurs récoltes ayant été perdues. Il n’y a aucun moyen de produire, même pour sa propre consommation. En plus de cela, dans les barrages routiers mis en place et gardés par des hommes armés, ceux-ci effectuent des inspections et interdisent le passage de tout type de marchandises, ce qui se traduit par une pénurie de nourriture et de produits de première nécessité.
« (…) J’étais en train d’arroser mon champ de maïs quand j’ai vu ces gens à environ deux cents mètres pointer une arme sur moi. Je voulais leur parler, mais l’un d’eux a levé la main pour m’arrêter tout en me désignant du doigt. — Qu’est-ce que tu fous ici ? — Je suis venu arroser mon maïs, dis-je. — Ne viens plus ici, si tu nous vois ici, ne viens pas, viens quand nous ne sommes pas là, rentre chez toi ! Je passais la journée à la maison, sans rien faire parce que je ne pouvais plus aller travailler (…) J’y allais et si je les voyais je rentrais chez moi. Parfois je restais un moment, mais si j’entendais un camion, j’arrêtais tout et je rentrais chez moi. Je ne savais pas quoi faire ».
« Dans les municipalités de Motozintla, El Porvenir, La Grandeza, Siltepec, Mazapa de Madero, Bellavista, Amatenango de la Frontera, Bejucal de Ocampo et Honduras de la Sierra, des milliers d’agriculteurs ont abandonné leurs champs à cause de la violence. »
De cette façon, les groupes criminels ont pris le contrôle du territoire et de la population, parfois en utilisant une violence extrême et, à d’autres moments, avec des actions qui tentent d’atténuer les coups et de normaliser leur présence dans la région. Dans certaines communautés, des groupes criminels en sont venus à se présenter comme les « gentils » venus les libérer des « méchants ». C’est ainsi qu’ils se sont insérés dans la vie quotidienne, en cooptant violemment ou non. « Il faut noter que la patience des groupes criminels face à la résistance communautaire est très faible et s’ils ne réussissent pas à coopter la population, les conséquences sont très graves : agressions physiques, disparitions, meurtres exemplaires, pillages, entre autres… ».
« Cette manipulation narrative du conflit augmente le degré de tolérance à l’égard de la violence, jusqu’à ce qu’elle soit normalisée. »
Un autre mécanisme utilisé par les groupes criminels dans cette guerre pour le contrôle territorial est que, pour empêcher l’avancée du groupe antagoniste, ils creusent des fossés qui maintiennent les villes et les communautés isolées et encerclées, ce qui représente une limitation supplémentaire pour la vie quotidienne, car cela empêche la libre circulation et, par conséquent, un nombre incalculable d’activités quotidiennes sont tronquées.
« Les cours au niveau primaire et secondaire ont été suspendus et les centres de santé sont fermés en raison du risque que les déplacements du personnel dans la région impliquent. »
Mais, outre le contrôle exercé par ces acteurs, une autre forme qui a été documentée ces derniers mois est celle de l’aspect économique. Dans le rapport, il est mentionné que « le crime organisé déploie un ensemble de stratégies économiques à la fois pour renforcer le contrôle sur le territoire et pour remédier aux dépenses opérationnelles impliquées par le conflit. Cette économie de conflit comprend l’extorsion, la perception d’impôts et les enlèvements, mais aussi le contrôle des prix des produits agricoles, des loyers et d’autres transactions de la population locale. En plus de la confiscation de propriétés allant des maisons aux cultures et au bétail ».
« Un jour, un vendeur de la communauté s’est levé et s’est plaint publiquement que la vente de maïs était gratuite et qu’ils avaient le droit de vendre à qui ils voulaient… le lendemain, ils ont rendu son corps… ce fut un très grand traumatisme… »
On sait que des groupes criminels ont recours à des tiers, ce qui a de grandes implications juridiques et augmente le risque d’être considéré par le groupe antagoniste comme faisant partie de « l’ennemi », ce qui peut entraîner des persécutions, des disparitions et des meurtres qui surviennent en cas de refus s’aligner.
À tout ce qui précède, il faut aussi ajouter l’exploitation et le contrôle des biens et ressources naturels tels que l’eau et les mines trouvés sur ledit territoire. L’exploitation sexuelle des femmes et des filles est également une constante. On sait que tant les femmes migrantes que les femmes appartenant aux communautés locales sont victimes de disparitions forcées temporaires et exploitées sexuellement dans des cantines, des maisons closes et des maisons occupées par des groupes criminels.
« Les conséquences psycho-émotionnelles générées par le fait de vivre dans ce contexte sont notoires : la peur et le désespoir règnent, l’hystérie collective surgit soudainement à cause des rumeurs et les problèmes de santé mentale sont aggravés par une inquiétude, une impuissance et une frustration constantes. »
Les autorités nient les évidences
La situation dans laquelle des milliers de personnes dans la région frontalière de la Sierra vivent actuellement a été niée à plusieurs reprises par le gouvernement mexicain, notamment par le président Andrés Manuel López Obrador et par le gouverneur du Chiapas, Rutilio Escandón Cadena.
Lorsque López Obrador est interrogé sur la violence au Chiapas, il répond généralement que ce n’est pas vrai, qu’au Chiapas tout est paix. Dans des déclarations récentes, il a mentionné que, certes, il y avait des déplacements, mais que le nombre de personnes déplacées (qui dépasse actuellement les 10 000 personnes) n’était pas significatif et qu’elles retourneraient bientôt chez elles. Compte tenu de ce qui est documenté et des témoignages recueillis dans le rapport, il est évident qu’il n’y a aucune condition pour cela. Même dans ses déclarations les plus récentes après la présentation publique du rapport, AMLO a soutenu que son gouvernement avait respecté ses engagements envers le Sud-Est du pays. Il a affirmé que le Chiapas est bien en dessous de la moyenne nationale en matière d’homicides intentionnels.Il a aussi déclaré que les organisations non gouvernementales et la société civile présentes au Chiapas sont restées avec l’idée d’une confrontation depuis le soulèvement zapatiste qui ne correspond pas à la réalité. Il s’est plaint de devoir utiliser beaucoup de son temps pour clarifier les mensonges quand tout était sûrement dû à une campagne médiatique contre Morena maintenant que les campagnes électorales sont sur le point de commencer.
Ce refus de la réalité ne fait qu’aggraver la situation, puisqu’il n’y a aucune volonté politique de mettre en œuvre des actions qui mettent un terme à la violence et au contrôle du crime organisé.
« L’une des réponses de l’État face au conflit armé a été le déploiement d’éléments des forces armées sur tout le territoire frontalier (…) la militarisation a été une stratégie fréquente au Chiapas, directement liée à des crimes contre l’humanité, à la création de groupes paramilitaires et la détérioration accélérée de la sécurité », indique le rapport. À cela s’ajoute la corruption à tous les niveaux du gouvernement et des forces armées, qui aboutit à des liens avec des groupes criminels et à la création de zones de silence, exprime-t-il également.
« (…) le crime organisé interagit avec les représentants du gouvernement en formant des structures criminelles qui interviennent et aggravent les tensions et les conflits pour le contrôle territorial. Le degré d’insertion dans les structures gouvernementales est tel que dans certaines municipalités, il a été rapporté que l’ensemble du conseil municipal appartient aux structures criminelles et qu’il est à leur service. »
La situation de violence généralisée entraîne une grave détérioration de la société, la violation systématique des droits de l’Homme, « les droits fondamentaux tels que la paix, la vie, la dignité et l’intégrité personnelle sont menacés et violés ».
Solidarité et union face au silence et à l’urgence
Dans différentes municipalités du Chiapas, y compris celles les plus durement touchées par cette vague de violence, des milliers de personnes se sont rassemblées dans de nombreux pèlerinages et marches pour exiger la paix.
De même, le diocèse de San Cristóbal et les organisations de la société civile se sont prononcés pour rendre visible le fait que « la population civile a été prise en otage, utilisée comme bouclier, obligée de participer à des mobilisations, des barrages routiers et des affrontements en faveur d’un des camps en conflit ». Les approvisionnements de produits de base tels que la nourriture, l’essence, le gaz, l’électricité et les services des compagnies de téléphone ont été coupés, gardant la population dans le suspense et l’anxiété, au secret, avec des pénuries alimentaires et même avec l’impossibilité de se déplacer par crainte de représailles.
En outre, après les derniers affrontements qui ont provoqué le déplacement forcé de milliers de personnes, la population, les églises et les organisations de la société civile se sont organisées pour collecter et livrer de la nourriture, des vêtements et des produits de première nécessité.
Le dernier effort réalisé pour rendre visible la violence et ses effets sur la population est le rapport cité tout au long de cet article, qui se termine par une série de recommandations adressées à l’État mexicain et à la communauté internationale, axées sur la reconnaissance et la visibilité de la violence. le conflit, la protection de la population civile, en garantissant à la population l’accès à ses droits et à l’accès à la justice pour les victimes.