ACTUALITÉ : Mexique – impunité, axe transversal de la crise des droits humains
11/09/2022ARTICLE : Pèlerinage pour la vie, la paix et contre la violence
11/09/2022« La violence engendre la violence, comme on le sait ; mais elle génère aussi des profits pour l’industrie de la violence, qui la revend comme spectacle et en fait un objet de consommation »
« Tout militaire, moi y compris, est un homme absurde et irrationnel. La violence est toujours inutile ».
Forces armées, l’engagement du gouvernement mexicain pour la « sécurité«
Au cours des dernières décennies, nous avons pu observer comment les gouvernements ont accru le pouvoir des forces militaires du pays. Ceci est principalement dû à un choix de « sécurisation », notamment des frontières, par les forces armées dans le cadre de la mise en œuvre de politiques migratoires issues de divers accords signés entre le Mexique et les États-Unis. Celles-ci ont conduit à une militarisation sans précédent qui est aller de pair avec ce que certains analystes décrivent comme le transfert de la frontière sud des États-Unis à la frontière sud du Mexique.
Un précédent significatif s’est produit sous le gouvernement de Vicente Fox, lors de la mise en place de l’ »Opération Sentinelle », qui répondait à la demande du gouvernement des États-Unis, dirigé à l’époque par George Bush, de protéger ses frontières après les attaques du 11 septembre 2001. Lors de son exécution, plus de 18 000 membres des Forces armées et 12 000 autres membres de la Police fédérale préventive ont été déployés aux frontières nord et sud du Mexique, ainsi que dans les aéroports, les puits de pétrole, les ports et endroits caractérisés par une présence significative d’Américains. Cette opération signifiait également une stratégie de contrôle migratoire et le début de la militarisation de la politique migratoire qui s’est développée et intensifiée ces dernières années.
Après l’opération Sentinelle le Plan Sud a été mis en place, avec pour objectif le confinement des migrants venant principalement d’Amérique centrale et à travers lequel des milliers de membres de l’Institut National des Migrations (INM), de la police fédérale et de l’armée ont été déployés pour constituer deux ceintures de sécurité dans le sud-est mexicain, en particulier dans le golfe du Mexique et la côte pacifique. Fait intéressant, c’est la zone où il est prévu de mettre en place le méga projet du corridor interocéanique.
Plus tard, sous le gouvernement de Felipe Calderón et dans le cadre de sa guerre contre le crime organisé, la migration a été considérée comme une question de sécurité nationale, ce qui signifiait qu’elle était traitée de la même manière que le trafic de drogue et délits similaires. Par le biais de l' »Initiative Mérida », un accord de coopération entre le Mexique et les États-Unis, le gouvernement des États-Unis a promis de « fournir une assistance au Mexique pour mettre fin au pouvoir et à l’impunité des organisations criminelles, renforcer la frontière et les contrôles aériens et maritimes, améliorer la capacité des systèmes judiciaires de la région, réduire l’activité des gangs et diminuer la demande locale de drogue”. Cette aide s’est traduite par un investissement de plus de 1,5 milliard de dollars pour l’achat d’équipements, dont des avions et des hélicoptères en appui aux forces de sécurité mexicaines.
En 2014, le président de l’époque, Enrique Peña Nieto, a annoncé le « Programme global pour la frontière sud », par le biais duquel le Mexique s’est une fois de plus aligné sur les intérêts de la politique d’immigration des États-Unis promue par Barack Obama, qui s’est poursuivie dans la logique de confinement des flux migratoires vers le nord. Grâce à ce programme, la Coordination pour l’attention globale de la migration à la frontière sud a été créée. Le premier blindage de la frontière avec le Guatemala a été mis en place avec l’arrivée de 5 000 éléments de la gendarmerie nationale, hautement spécialisés dans les tactiques de sécurité et de renseignement, des policiers formés par le Ministère de la Marine, sous la devise « Sécurité pour le développement et développement pour la sécurité ».
Avec l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis (2017), les discours xénophobes et racistes ont atteint leur apogée et avec eux de nouvelles pressions sur le Mexique pour intensifier le contrôle de ses frontières se sont également accrues.
Cependant, avec l’arrivée d’Andrés Manuel López Obrador à la présidence, on s’attendait à ce que, malgré la pression, la manière d’aborder la question migratoire serait différente et alignée à une approche de respect et de garantie des droits humains. En effet, au début de son mandat, dans le cadre des nominations de fonctionnaires, il a désigné Tonatiuh Guillen commissaire de l’Institut National des migrations (INM), ce qui signifiait une grande avancée puisque c’était la première fois qu’un universitaire expert des questions migratoires occupait ce poste et non pas quelqu’un lié à la sécurité publique. Des cas similaires ont été ceux d’Andrés Ramírez, qui a été nommé à la tête de la Commission Mexicaine d’Aide aux Réfugiés (COMAR) et d’Alejandro Encinas, comme sous-secrétaire aux droits de l’homme, à la population et à la migration du Ministère de l’Intérieur.
Cependant, en octobre 2018, le phénomène des « caravanes de migrants » a émergé, à travers lequel des contingents de milliers de personnes ont quitté l’Amérique centrale pour les États-Unis. La réaction du Mexique, bien qu’elle n’ait pas été de portes complètement ouvertes et qu’elle ait utilisé à certains moments les forces de sécurité pour empêcher l’avancée des contingents, a établi une position extraordinaire: sous la surveillance de la presse internationale et en raison de la demande faite par l’Organisation des les Nations Unies (ONU) aux pays concernés de garantir les droits humains des migrants, il a choisi de fournir une assistance humanitaire, de faciliter le transport dans certaines sections du voyage, ainsi que de délivrer des visas de travail humanitaires temporaires. La réaction de Trump face à la situation a été de menacer de couper l’aide économique au Honduras, au Salvador et au Guatemala, s’ils n’empêchaient pas leurs citoyens d’entrer illégalement aux États-Unis. Il a imposé un ultimatum au Mexique : dans les 45 jours, il devait modifier sa politique d’immigration, faute de quoi des droits de douane seraient imposés sur les produits mexicains entrant aux États-Unis, ce qui signifierait une guerre commerciale majeure et mettrait en péril l’accord de libre-échange entre les deux pays.
Pour cette raison, en juin 2019, après d’âpres négociations, Marcelo Ebrard a annoncé la signature de la déclaration conjointe États-Unis-Mexique et de l’accord complémentaire entre les États-Unis d’Amérique. Dans ce dernier il était mentionné : « Le Mexique intensifiera considérablement ses efforts pour appliquer la loi mexicaine afin de réduire la migration irrégulière, y compris le déploiement de la Garde nationale sur tout le territoire national, en donnant la priorité à la frontière sud”.
Ainsi, afin de mettre en place le Plan de migration et de développement des frontières nord et sud, des éléments des forces armées ont été déployés sur tout le territoire. En janvier 2022 on en dénombraient 28 397, dont 13 663 correspondent à l’armée, 906 à la Marine et 13 828 à la Garde nationale.
En outre, les pouvoirs de la Garde nationale ont été réglementés, lui octroyant le droit d’effectuer, en coordination avec les agents de l’immigration, l’inspection des documents et l’orientation des migrants. Ces activités sont aussi parfois réalisées par des éléments de l’Armée et de la Marine.
Dans ce contexte, comme le souligne la Fondation pour la justice et l’État de droit démocratique (FJEDD) dans son rapport « Sous la botte. Militarisation de la politique migratoire au Mexique », « la participation militaire a augmenté le nombre de détentions arbitraires, de violations du droit de demander et d’obtenir l’asile ou la reconnaissance du statut de réfugié, ainsi que des cas de discrimination raciale, de violence à l’égard des femmes, d’usage excessif de la force et des omissions qui ont conduit à la perte de vies, des situations qui dans la plupart des cas sont restées impunies ».
La relation de López Obrador avec les forces armées est particulière: depuis le début de son mandat il leur a confié la gestion des ports maritimes, la construction d’aéroports civils et de chemins de fer, l’application du plan national de vaccination et le contrôle de l’arrivée massive de migrants sur le territoire mexicain. Il a également nommé d’anciens soldats à des postes clés de l’INM . Ceci illustrent la manière selon laquelle le gouvernement mexicain continue de miser sur le contrôle par le biais des forces armées, auxquelles il fournit de plus en plus des capacités et de pouvoir.
Chiapas, les effets de la militarisation dans un état frontalier
Malgré le déploiement important des forces armées à la frontière sud pour le contrôle migratoire, les flux se poursuivent, et ont même tendance à augmenter. Que ce soit par les routes traditionnelles ou à la recherche de nouveaux chemins et options, les gens continuent de voyager vers le nord à la recherche d’une vie meilleure. Selon l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), au moins 400 000 personnes transitent par le Mexique chaque année.
Il est à noter que malgré le grand nombre de points de contrôle de l’INM, la GN et l’armée situés dans tout l’état, il y a eu ces derniers mois plusieurs tragédies impliquant des véhicules, principalement des camions, chargés de migrants. Ceci, selon les organisations de défense des droits des migrants, est l’un des nombreux effets de la militarisation, car « à de nombreuses reprises, ce sont les fonctionnaires eux-mêmes qui commettent des crimes et des violations des droits de l’homme (en général des extorsions, des arrestations arbitraires et des abus d’autorité) ; ou, ils sont liés au crime organisé qui domine la région, en particulier les agents de l’Institut National des Migrations, la police municipale et de l’état et les forces fédérales (police spéciale, armée, marine et Garde Nationale). Ceci qui augmente la possibilité de commission de crimes comme la traite des êtres humains ou la disparition forcée”. Dans le cas des femmes, de nombreux abus commis par des agents des forces de sécurité, à la fois de nature sexuelle et d’abus de force, ont également été recensés.
En ce sens, de 2014 à 2021, l’OIM a documenté que 3 059 personnes sont mortes à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, et 659 ont aussi perdu la vie en traversant le Mexique. En outre, selon les données de l’Unité de la politique d’immigration, de l’enregistrement et de l’identité du Ministère de l’Intérieur, de 2016 à 2020, 3 732 migrants ont déclaré avoir été victimes de crimes lors de leur traverséedu Mexique, principalement des vols, des extorsions, du trafic de migrants et des crimes contre la liberté tels qu’enlèvement et détention illégale. Ceci sans compter les disparitions qui passent souvent inaperçues. 44% desdits crimes ont été commis au Chiapas.
De même, le nombre d’arrestations depuis le 1er décembre 2018, date du début du gouvernement de López Obrador, jusqu’en février 2022, s’élève à environ 846 477, battant le record des gouvernements précédents. La majorité de ces arrestations a été enregistrée au Chiapas.
Le nombre d’arrestations et de crimes commis contre des migrants sur le territoire du Chiapas n’est pas surprenant, car c’est l’un des états où le plus d’éléments des forces de sécurité a été déployé pour sceller la frontière. De plus, la forte présence de groupes criminels organisés devient de plus en plus évidente, ce qui accroît la vulnérabilité des personnes en déplacement.
Bien que les pratiques mises en œuvre pour contenir la migration nuisent aux migrants d’autres pays, il est vrai qu’elles mettent également en danger et violent les droits de Mexicains en envahissant leur vie privée et en entravant leur libre transit. Un exemple est clairement visible sur les autoroutes qui traversent l’état, qui regorgent de points de contrôle où, souvent de manière aléatoire, les véhicules sont arrêtés et contrôlés. Ceci a entraîné une augmentation des temps de trajet parfois de plus de deux heures. De plus, lors de ces examens, des interrogatoires et des demandes de documents d’identité sont effectués, motivés principalement par l’apparence physique des personnes.
Des Mexicains qui émigrent, principalement vers les états du nord de Mexique pour travailler dans les champs ou à la suite d’un déplacement forcé, ont été expulsés du pays avec des groupes de migrants d’Amérique centrale, preuve des mauvais processus d’arrestations et d’expulsions par les autorités correspondantes.
En outre, la mise en place de bases militaires et de casernes dans les territoires autochtones a entraîné une dépossession territoriale et, comme le soulignent les habitants de ces communautés, ils ont pu ressentir les effets négatifs de la présence militaire sur leur territoire, tels que la prostitution, la consommation de drogues, l’augmentation de l’alcoolisme et la division communautaire qui s’est accentuée avec le temps.
Il convient de noter que la dépossession des terres a également provoqué la criminalisation des défenseurs du territoire qui s’y opposent. Un exemple est le cas des défenseurs communautaires Cesar Hernández et José Luis Gutiérrez, des autochtones Tseltales poursuivis pour mutinerie depuis 2020 après avoir manifesté contre la construction d’une caserne de la Garde nationale sur leur territoire. Ce harcèlement et cette criminalisation ont été une constante envers ceux qui ont historiquement défendu leur terre et leur territoire contre la militarisation et les mégaprojets.
Vers où nous allons ?
Si l’on observe la manière selon laquelle l’État mexicain a abordé la gestion du territoire ces dernières années (de l’an 2000 à ce jour, l’armée mexicaine a étendu ses fonctions à d’autres domaines du gouvernement censés avoir une direction civile, non militaire) ; et compte tenu de l’affinité de López Obrador avec l’armée, il semble facile de conclure que cette tendance à la militarisation se poursuivra et pourrait même s’accentuer.
A titre d’exemple, nous avons la GN, qui depuis sa création a connu une croissance de 102,50 %, passant de 56 191 hommes en 2019 à 113 833 aujourd’hui ; et l’initiative récemment lancée de placer la Garde nationale sous le contrôle du ministère de la Défense.
Comme le souligne le rapport « Sous la botte », « ces modifications du profil des forces armées confirment la tendance historique récente du pays : aucune des forces politiques qui ont alterné au pouvoir au Mexique depuis l’an 2000 n’est disposée à affecter, réduire ou supprimer les privilèges des forces armées : elles se maintiennent en tant qu’institutions autonomes, très éloignées en pratique des processus de transparence et de responsabilité ». #Toutes les preuves indiquent le soutien de l’autonomie militaire et de la militarisation persistante, organique et croissante », souligne-t-il.
En conséquence, plusieurs recommandations de différentes organisations ont été faites au gouvernement du Mexique et des mesures ont été prises pour exiger que la migration et la sécurité soient abordées sous un autre angle, principalement dans la perspective de garantir les droits de tous.
À cet égard, diverses organisations telles que le Centre des droits de l’homme Miguel Agustín Pro Juárez, le Groupe d’observation et de surveillance des droits de l’homme dans le sud-est mexicain et le Programme de sécurité des citoyens et des affaires migratoires de l’Université ibéro-américaine de Mexico, ont présenté devant la Cour Suprême de Justice de la Nation (SCJN) un amicus curiae pour l’action d’inconstitutionnalité 62/2019 concernant les lois secondaires de la GN. Elles ont souligné que l’amicus traite spécifiquement des pouvoirs de contrôle et de vérification des migrations accordés à cet organe de sécurité militarisé « en raison des risques et des conséquences de leur participation dans des tâches de migration pour les droits humains des migrants et des sujets de protection internationale ».
L’amicus présente des informations sur les abus et les violations des droits de l’homme des migrants commis par la Garde Nationale, tels que des agressions, l’abus de la force publique, l’encapsulation et la dispersion des migrants en transit, l’utilisation d’armes à feu qui ont provoqué l’exécution extrajudiciaire d’un migrant et des cas de torture dans les postes d’immigration. « Ces éléments permettront à la SCJN d’avoir des informations sur les risques d’attribution de pouvoirs en matière de contrôle et de surveillance migratoire à un organe de sécurité présentant des caractéristiques et une composition militaires, au moment de résoudre l’action d’inconstitutionnalité, », ont-ils ajouté.
Les organisations ont rappelé que l’action d’inconstitutionnalité 62/2019 a été présenté en juillet 2019 par la Commission Nationale des Droits de l’Homme (CNDH), en soulignant que diverses dispositions de la loi précitée sont contraires aux droits humains ; cependant, trois ans après, la SCJN continue sans la résoudre.
D’autre part, le 10 juin, les présidents de l’Argentine, de la Barbade, du Belize, du Brésil, du Canada, du Chili, de la Colombie, du Costa Rica, de l’Équateur, du Salvador, des États-Unis, du Guatemala, d’Haïti, du Honduras, de la Jamaïque, du Panama, du Paraguay, du Pérou, de l’Uruguay et du Mexique, ont signé la Déclaration de Los Angeles. Par le biais de cette Déclaration, les pays des Amériques reconnaissent l’urgente nécessité de travailler en collaboration pour protéger la dignité, la vie et les droits humains de tous les migrants, quel que soit leur statut migratoire, mentionne l’OIM dans un communiqué.
A travers cette déclaration, les pays signataires s’engagent à « renforcer les efforts nationaux, régionaux et continentaux pour créer les conditions d’une migration sûre, ordonnée, humaine et régulière, et à consolider les cadres de protection et de coopération internationale ».
Ils soulignent également : « nous sommes déterminés à protéger la sécurité et la dignité de tous les migrants, réfugiés, demandeurs d’asile et apatrides, quel que soit leur statut d’immigration, et à respecter leurs droits humains et leurs libertés fondamentales. Nous avons l’intention de maintenir une coopération directe pour faciliter des migrations sûres, ordonnées, humaines et régulières et, le cas échéant, pour promouvoir des retours sûrs et dignes, conformément à la législation nationale, au principe de non-refoulement et à nos obligations respectives au titre du droit international ».
Cette Déclaration semble particulièrement pertinente dans le contexte actuel. Cependant, malgré la volonté et les engagements qui y sont exprimés, il faudra espérer que la mise en œuvre ne passera pas à nouveau par une option qui cherche à garantir la sécurité en recourant aux forces armées car, comme le mentionne Michael Chamberlin , « il n’y a pas d’expérience au monde où une armée ait pu garantir la sécurité et la paix des citoyens ».