ACTUALITÉ: Effervescence sociale dans le Sud du Mexique
19/09/2016ARTICLE : NOUS VOULONS VIVRE
19/09/2016« L’éducation est un acte d’amour, par conséquent, un acte de valeur. »
Au cours des derniers mois, les manifestations contre la réforme de l’éducation ont gagné en ampleur dans divers états du pays, surtout dans ceux du Chiapas, du Oaxaca, du Guerrero et du Michoacán. Depuis le 15 mai – date symbolique (c’est la journée des enseignant(e)s au Mexique) – la section 7 du Syndicat National des Travailleurs de l’Éducation (SNTE) s’est joint à la Coordination Nationale des Travailleurs de l’Éducation (CNTE), à la tête du mouvement des enseignant(e)s, afin de se mettre en grève illimitée. Le SNTE et la CNTE qui, tous deux, réclament aux Ministères de l’Intérieur et de l´Éducation d’entamer un dialogue, sont entrés dans une voie sans issue. En effet, au début, les deux instances du gouvernement rejetaient fermement quelconque négociation de la réforme. C’est ainsi que des écoles ont fermé leurs portes deux mois avant la fin du cycle scolaire, laissant dans tout le pays des millions d’enfants et d’adolescents sans cours. Aux enseignant(e)s en grève contre la réforme de l’éducation, se sont joints des étudiants, des parents d’élèves, des organisations sociales, paysannes et des personnes de la société civile. Au Chiapas, l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) a annoncé début juillet sa décision de suspendre sa participation au festival CompArte en signe de « solidarité, respect et admiration »” envers les enseignant(e)s. Les cinq Caracoles [régions autonomes zapatistes] ont ainsi remis aux enseignants tous les vivres destinés initialement à l’alimentation durant le festival, soit environ $290,000 pesos d’aide matérielle.
En revanche, la répression du mouvement par les forces de l’ordre a augmenté proportionnellement au soutien reçu. Le 19 juin dernier, neuf personnes ont trouvé la mort, plus d’une centaine ont été blessées et 18 ont été détenues au niveau du barrage routier maintenu par les enseignant(e)s à Nochixtlán (Oaxaca). Ce barrage, établi pour soutenir la lutte des enseignant(e)s et pour empêcher le passage de la police, qui aurait pu violemment disperser le sit in des enseignant(e)s dans la capitale de l’état, a été pris en embuscade par des gendarmes et des policiers armés. La revue numérique Desinformemos estime que ces faits démontrent « la grave régression démocratique au Mexique, où l’on répond à une manifestation civile par l’usage d’armes de gros calibre bien qu’elles soient interdites dans les manifestations par les protocoles internationaux ». Selon le quotidien La Jornada, une semaine après le massacre de Nochixtlán, dans le cadre du Sommet des dirigeants d’Amérique du Nord au Québec (Canada), Enrique Peña Nieto (EPN) a été reçu par une foule lui criant « Assassin! ». Il n’a malgré tout pas hésité à s’en prendre aux enseignant(e)s en grève. Il a d’abord déclaré « Il est regrettable que les manifestations que nous avons vues dans différentes parties de notre pays […] spécialement au Oaxaca, […] qui vont plus loin qu’une simple lutte pour une cause […] engendrent des problèmes aux communautés concernées », avant de réaffirmer son refus du dialogue: « Il n’y aura pas de dialogue avec les enseignant(e)s quant à la réforme de l’éducation. » Le lendemain, EPN a de nouveau discrédité les enseignant(e)s opposé(e)s à la réforme en les exhortant à « mener à bien leur fonction sociale (sic.). » A cet appel le premier ministre canadien, Justin Trudeau, qui fut enseignant a réagi en invitant le président mexicain à entamer « un dialogue constructif et à garantir le renforcement de l’état de droit. »
Pourquoi un tel degré de répression de ces manifestations? D’où viennent-elles? Quels en sont les objectifs? Qui sont les manifestants? Nous allons essayer de répondre à ces questions.
La Réforme de l’éducation
En 2013, le président de la République Mexicaine, Enrique Peña Nieto – du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) -, a présenté un ensemble de réformes de la Constitution appartenant au “Pacte pour le Mexique”. Ce pacte est un accord entre les principaux partis politiques afin de stimuler la croissance économique et la construction d’une société de droit avec justice, sécurité, transparence et sans corruption. Il a donné lieu à l’adoption de réformes telles que la réforme énergétique ou la réforme fiscale. Alors que la première n’a pas abouti à la croissance économique espérée, la seconde n’a pas non plus fourni la stabilité fiscale promise. De plus, trois ans après son adoption, d’après le Conseil National d’Évaluation de la Politique de Développement Social (Coneval), le nombre de personnes en situation de pauvreté au Mexique a augmenté de 2 millions.
Parmi cet ensemble de réformes, celle de l’éducation a elle aussi été adoptée. Approuvée seulement en douze jours, elle a provoqué des signes de rejet dès le début. Une de ses innovations est l’autonomie de gestion des écoles. « Par ce terme le gouvernement prévoit de déléguer aux parents d’élèves la responsabilité administrative des écoles, ce qui a toujours été une obligation gouvernementale: le règlement des factures d’eau et d’électricité, les réparations et l’achat de fournitures scolaires », indique la revue Imágenes Múltiples. Des analystes ont jugé cette réforme comme étant le début de la privatisation de l’éducation, car cette dernière cesse d’être publique et gratuite. Comme l’ EZLN et le Congrès National Indigène (CNI) ont indiqué dans un communiqué commun « Ceux qui se réjouissent d’être au pouvoir ont décidé que l’éducation, la santé, les territoires des indigènes et des paysans, et même la paix et la sécurité, sont une marchandise destinée à celui qui pourra se les payer, que les droits ne sont pas des droits mais des produits et des services peuvent êtres confisqués, détruits, négociés selon les exigences du grand capital. »
L’évaluation des enseignant(e)s
Un autre point qui a suscité une vive opposition: l’évaluation des performances. Par un examen imposé aux enseignant(e)s tous les quatre ans, le gouvernement veut juger de leur aptitude à exercer (adéquation de l’enseignement dispensé), sans prendre en compte le niveau d’étude des enseignant(e)s, leur expérience, la qualité de leurs rapports avec leurs élèves et, cela, en ignorant les différences culturelles et socio-économiques du pays.
Cette évaluation est largement perçue comme un moyen de sélection. Un tel examen mettra fin à la stabilité de l’emploi des professionnel(le)s de l’éducation, au prétexte de ne garder que les professeurs “aptes”. Hugo Aboites, recteur de l’Université Autonome de Mexico, est du même avis: « on a clairement opté pour une évaluation qui permettra de trouver des responsables, pour rechercher les personnes qui ne sont pas qualifiées et d’une certaine manière les évincer des salles de classe. »
La réforme prévoit qu’au troisième échec à l’évaluation, l’enseignant(e) sera muté(e) ou relevé(e) de ses fonctions sans pouvoir faire appel. Bien que la Cours Suprême ait reconnu en séance plénière aux enseignant(e)s le droit de contestation des enseignant(e)s en cas de résultats défavorables, la contestation ne pourra porter que sur la syntaxe des questions de l’évaluation. L’absence de droit à la révision, d’explication sur leur échec et le fait de ne pas pouvoir se défendre en vérifiant leur copie augmente le mécontentement et la méfiance des enseignant(e)s quant à cette réforme, qualifiée de “punitive”. Qui sera habilité à corriger cette l’évaluation, qui les notera et selon quels critères?
C’est pourquoi cette réforme est de plus en plus connue comme « la fausse réforme éducative » et de plus en plus perçue comme une réforme du travail. L’EZLN et le CNI ont publié un communiqué intitulé DEPUIS LA TEMPETE. Dans ce communiqué ils refusent l’imposition de « la réforme néolibérale capitaliste dite de l’éducation » laquelle s’accompagne de « violence pour ôter [aux enseignant(e)s] leurs garanties minimum de travail. » « Quand on lit cette réforme, on se rend compte qu’elle ne parle absolument pas de l’éducation au Mexique », estime le dessinateur et écrivain Rius « cette réforme est uniquement une réforme de l’emploi, une réforme administrative et qui a pour objectif de mettre au pas les syndicats de l’enseignement. » La réforme de l’éducation « remet en cause nos garanties de l’emploi, obtenues par une lutte syndicale à partir des années 70, lors de la création de la CNTE », a déclaré une enseignante du Chiapas.
La lutte contre les syndicats
La Coordination Nationale des Travailleurs de l’Éducation (CNTE) est une organisation syndicale d’enseignant(e)s alternative au Syndicat National des Travailleurs de l’Éducation (SNTE). LA CNTE a été créée en 1979 au Chiapas, précisément dans le sud-est du pays, là où le mouvement enseignant est le plus fort, « avec l’intention de démocratiser son propre syndicat »”, selon le quotidien La Jornada. Historiquement, elle a attiré les secteurs de l’enseignement en désaccord avec les politiques du SNTE, signalé pour ses pratiques de corruption et ses liens avec le gouvernement – bien que ce soit un syndicat théoriquement indépendant.
Selon les déclarations faites dans le Programme de Aristegui Noticias sur la chaîne CNN, le sociologue Gilberto Guevera, auteur de Pouvoir pour le maître, pouvoir pour l’école, rappelle que « 2008, est l’apogée du pouvoir d’Elba Esther Gordillo [leader syndical actuellement en prison accusée entre autres de corruption] et du SNTE. A cette époque, Felipe Calderón, alors président, avait confié la direction de l’éducation nationale au SNTE en échange de son soutien électoral. »
Un nombre croissant de manifestions
Depuis l’adoption de la réforme en février 2013, les enseignant(e)s dissident(e)s ont manifesté leur mécontentement par des centaines de manifestations sous toutes formes: des traditionnelles manifestations, sit-in, barrages routiers et grèves jusqu’aux événements artistiques et culturels tels des projections audiovisuelles et l’installation de journaux muraux [collage d’une série d’informations sur les murs d’édifices publics]. A la date de clôture de cette édition, les enseignant(e)s étaient en grève illimitée, débutée le 15 mai, afin d’exiger l’annulation de la réforme de l’éducation.
Les forces de l’ordre sont intervenues lors de nombreuses manifestations, l’exemple le plus violent ayant été la répression à Nochixtlán, au Oaxaca. Le secrétaire à la Sécurité Publique de l’état du Oaxaca, Jorge Ruiz, a affirmé que les membres de la sécurité « sont intervenus pour évacuer [les manifestant(e)s], de manière pacifique et dialogué avec les leaders de ce barrage routier. » Mais des témoins de l’incident, interviewés par Animal Político, ont témoigné que la police a frappé et a lancé des gaz lacrymogènes dès les premiers instants.
« Eux [les policiers] n’ont entamé aucun dialogue […] Ils sont arrivés en jetant des bombes et nous [les manifestants] nous sommes partis en courant, mais ils nous ont poursuivis », ils s’en sont même pris à de simples passants qui ne participaient pas à la manifestation. De plus, après la mort par balles de plusieurs civils, le commandant de la Police fédérale, Enrique Galindo, a nié que les officiers chargés de l’opération à Nochixtlan étaient armés, pas même de bombes lacrymogènes. Ils portaient, selon lui, seulement l’équipement « anti émeute: bouclier, casque, armure. » Cependant, selon des révélations que certains fonctionnaires de la sécurité nationale ont faites au quotidien La Jornada, une centaine de gendarmes seraient arrivés armés, désobéissant aux ordres qui leur avaient été donnés depuis Mexico. A la fin du mois de juin, l’objectif était d’enquêter sur l’affaire Nochixtlán et de réparer le préjudice porté aux familles des victimes.
Des membres de la police avaient déjà été impliqués dans la mort de trois enseignant(e)s: un au Chiapas et deux dans l’état du Guerrero. Dans ces trois affaires, les fonctionnaires de l’ordre public ont nié l’usage d’armes à feux et leur responsabilité dans la mort des victimes, alors que des enseignant(e)s les ont mis directement en cause.
Criminalisation de la protestation sociale
Depuis des mois, on constate une campagne de discrédit du mouvement des enseignant(e)s dans de nombreux médias. Les arguments utilisés sont les suivants: les élèves sont laissés-pour-compte, leur lutte repose sur des revendications vides de sens et les enseignant(e)s n’apportent aucune proposition concrète pour améliorer la qualité de l’éducation. Les enseignant(e)s en lutte ont entre autre été traité(e)s de « fainéants, de vandales et de privilégiés. »
« Nous avons vu quelques professeurs, une minorité, en opposition totale face aux autorités. Ils ne donnent qu’exemple de violence, d’irresponsabilité, voire d’impunité […] Comment faire face à ces citoyens mexicains qui ne construisent pas le Mexique dont nous avons besoin? » ou bien « dans certains états, comme celui du Chiapas, comme celui du Oaxaca, l’éducation a été prise en otage […] c’est incroyable que ces individus donnent des cours. Quel genre d’éducation offrent-ils à nos enfants? » ne sont que quelques exemples de nombreux commentaires diffusés à la radio et à la télévision.
A la fin du mois de mai, des organisations sociales et des professeurs ont occupé symboliquement durant plusieurs heures des dizaines de mairies – dont plus de la moitié au Chiapas. A Comitán de Domínguez, un fait divers a attiré l’attention des médias: six enseignants et enseignantes ont été rasés et obligés à marcher pieds nus en portant des pancartes « traîtres de la partie »et « bouseux ». La majorité de la presse a désigné la CNTE responsable de cette humiliation publique, bien qu’en fin de compte elle ait été mise en scène par l’Organisation Populaire Indépendante Emiliano Zapata (OPIEZ). L’OPIEZ est une organisation sociale composée principalement par des commerçants ambulants. Comme Luis Hernández Navarro l’a fait remarqué, « parmi les agresseurs le plus actif, on trouve, bizarrement, l’un des lampistes le plus important du maire de la ville », l’OPIEZ « étant un groupe qui provoque des actes de violence et de vandalisme sur demande du maire. »
L’écrivain et journaliste a qualifié ces faits d’ « attaque médiatique nationale » ayant pour but d’ « accuser à tort le corps enseignant. » Il a également fait remarqué que ce n’est pas le premier montage médiatique national: onze mois auparavant une soit disant enseignante avait été tondue publiquement à Tuxtla Gutiérrez, elle était en fait une fonctionnaire de la police fédérale.
Ces informations sont « manipulées par le gouvernement lorsque les enseignant(e)s sont accusé(e)s de raser le crane de leurs collègues, de piétiner les droits d’autrui et de provoquer des émeutes », a déclaré une enseignante de la CNTE du Chiapas.
« Nous savons qu’il y a des infiltrés payés par le gouvernement justement pour dénigrer notre mouvement. » L’opposition à l’évaluation a aussi été présentée comme une peur des enseignant(e)s à être évalué(e)s. « C’est très simpliste », a estimé un professeur du Chiapas: « nous assistons à une douloureuse atteinte de notre statut de travailleur de l’éducation. »
Au delà de la campagne de dénigrement médiatique, les enseignant(e)s ont aussi été victimes de détentions arbitraires. Au Oaxaca, la CNTE a dénoncé que sous le mandat de l’actuel gouverneur, Gabino Cué Monteagudo – de la coalition Unis pour la Paix et le Progrès – on dénombre plus de 75 prisonniers politiques dont au moins 25 font partie des enseignant(e)s dissident(e)s.
Le groupe de travail contre la détention arbitraire des Nations Unies a estimé que plusieurs des arrestations concernent des défenseur(e)s des droits de l’Homme et ont été exécutées de manière arbitraire. Parmi les détenues figurent Rubén Núñez Ginés, secrétaire général de la Section 22 des enseignant(e)s du Oaxaca et Francisco Villalobos, secrétaire d’une organisation de la même section. Tous deux ont été arrêtés début juin et transférés à la prison de Hermosillo, dans l’état du Sonora, à presque 2 500 kilomètres de chez eux. Le premier est accusé du blanchiment de plus de 24 millions de pesos provenant de commissions illégales d’entreprises qui rendraient service au syndicat. Le second est accusé d’avoir volé des livres du Ministère de l’Éducation Publique (SEP), livres distribués gratuitement.
Face à cette situation, l’avocate Magdalena Gómeza a indiqué que le gouvernement au pouvoir veut « mettre fin à la protestation sociale », que « plusieurs fronts sont mobilisés» et qu’ « il préfère semer la terreur » plutôt que de « traiter les conflits dans une logique démocratique. » Outre ces deux leaders du mouvement enseignant, des mandats d’arrêt ont été ordonnés contre au moins 24 autres, uniquement dans l’état du Oaxaca. Plusieurs rapporteurs des Nations Unies interpellent les autorités mexicaines pour violations des droits de l’Homme, notamment lors d’arrestations sans mandat d’arrêt ni de perquisition, et face aux tortures subie pendant les détentions.
Une solution au conflit?
Les manifestations des professeurs ne semblent pas faiblir. D’ailleurs, dans les états du Chiapas et du Oaxaca elles reçoivent de plus en plus de sympathisants et de soutien de la part de la société civile. De nombreuses personnes comprennent que les enseignant(e)s ne cherchent pas seulement à conserver leurs droits en tant que travailleurs de l’éducation mais que la réforme « affecte aussi tous les citoyens, entre autres parce que c’est une atteinte à la gratuité de l’éducation » ; a déclaré le dessinateur Helguera.
Suite aux victimes de Nochixtlan, et face à la pression autant nationale qu’internationale, le gouvernement n’a pas eu d’autre choix que d’entamer un dialogue, dialogue que la CNTE réclamait depuis le début et refusé à maintes reprises par les autorités. Au moment de la clôture de ce bulletin, l’ouverture d’un dialogue avait été obtenue entre le Secrétaire du Gouvernement, Miguel Ángel Osorio Chong et des représentant(e)s de la CNTE. Un premier accord qui prévoyait la mise en place d’une négociation pour traiter la partie politique, la partie de l’éducation et celle à caractère social de la réforme de l’éducation avait été obtenu. Cette négociation devait avoir lieu à la fin du mois de juillet. En même temps, la CNTE a prévenu qu’elle maintiendra son plan d’action et ses revendications à savoir « l’annulation définitive de la réforme, la construction d’un modèle intégral de l’éducation et la réparation immédiate des préjudices liés à la réforme. »
En tant qu’organisation d’accompagnement international, SIPAZ lance un appel pour résoudre par le dialogue le conflit du corps enseignant, ce qui évitera tant aux enseignant(e)s qu’au reste de la population de devoir vivre des violences qui occasionnent des blessures, voire la mort.