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02/10/2018La violence crée plus de problèmes qu’elle n’en résout, c’est pourquoi elle n’amène jamais une paix durable
Les chiffres du déplacement forcé ont atteint fin 2017 des niveaux dramatiques au Mexique. Jamais depuis le conflit armé de 1994 les données chiffrées n’avaient été aussi inquiétantes dans des états comme le Chiapas.
Les images des personnes -pour la plupart des femmes, des enfants et des personnes âgées – tentant de se protéger des températures négatives typiques des Hauts Plateaux du Chiapas sous des toits improvisés en plastique restent gravées en mémoire. Des conditions inhumaines qui ont coûté à la vie à plusieurs personnes.
Selon les principes directeurs des Nations-Unies sur le déplacement forcé, les déplacé.es sont des “personnes ou [des] groupes de personnes qui ont été forcées ou contraintes à fuir ou à quitter leur foyer ou leur lieu de résidence habituel, notamment en raison d’un conflit armé, de situations de violence généralisée, de violations des droits humains ou de catastrophes naturelles ou provoquées par l’homme ou pour en éviter les effets, et qui n’ont pas franchi les frontières internationalement reconnues d’un Etat”.
Très peu d’informations sont disponibles sur le déplacement interne forcé au Mexique (d’autant plus que toutes les victimes ne se déclarent pas). En 2016, la Commission Nationale de Droits de l’Homme (CNDH), a publié un rapport spécial sur le sujet. Sollicité à ce propos, l’Institut National de Statistiques et de Géographie (INEGI) a répondu : “La Direction Générale des Statistiques du Gouvernement, de la Sécurité Publique et de la Justice ne dispose pas d’information statistique permettant d’établir un diagnostic sur le déplacement interne forcé”. La CNDH a expliqué lors de la sortie du rapport que malgré les questionnaires soumis et les visites effectuées dans les 32 états du Mexique, les résultats n’ont pas permis de se représenter précisément l’ampleur du phénomène. Ils permettent toutefois de mettre en évidence la nécessité et l’urgence de s’attaquer au problème.
Dans la société civile, l’une des sources d’information en la matière est la Commission mexicaine de défense et de promotion des Droits de l’Homme (CMDPDH). Les données qu’elle avance sont cependant “extrêmement prudentes” puisqu’elle ne comptabilise que les cas dans lesquels des communautés entières ont dû se déplacer.
Selon son dernier rapport, 25 épisodes de déplacement interne forcé ont été répertoriés entre janvier et décembre 2017 au Mexique, impliquant 20 390 personnes. Ils ont eu lieu dans au moins 9 états, 27 villes et 79 localités différents. Les états qui accusent le plus de cas de déplacement massif sont Guerrero (7), Sinaloa (5) et Chihuahua, Chiapas et Oaxaca (3 chacun).
Le Chiapas est l’état comptant le plus de personnes déplacées : elles sont 6 090. Viennent en second et troisième lieu Guerrero et Sinaloa avec respectivement 5 948 et 2 967 victimes. La principale cause en est la violence provoquée par les bandes armées, représentant 68% des cas.
Comme dans la plupart des situations de violence dans le pays, les premières victimes des déplacements forcés sont les enfants et les femmes (la plupart du temps indigènes). Les personnes âgées, les paysans, petits commerçants, entrepreneurs, militant.es, journalistes et défenseur.es des droits humains et les fonctionnaires sont touchés également. Lorsque le déplacement se prolonge, la population et le tissu social des zones concernées se voient affectés également. L’association Cáritas de San Cristóbal de las Casas a signalé, dans une déclaration à propos des cas en cours dans les Hauts Plateaux du Chiapas : “les conditions de vie des personnes déplacées, leurs besoins et leurs difficultés financières font que les personnes qui n’ont pas été déplacées sont affectées elles aussi. “
De leur côté, la Commission Internationale des Droits de l’Homme (CIDH) et la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme ont établi que le déplacement forcé des peuples indigènes peut les placer dans une situation particulière de vulnérabilité en raison de la relation intrinsèque qu’ils entretiennent avec leurs terres. Il existe un vrai risque d’extinction culturelle voire de disparition dû aux conséquences néfastes sur le tissu ethnique et culturel.
Le Chiapas, premier en nombre de déplacé.es
Au Chiapas, le problème des déplacements forcés n’est ni nouveau ni spécifiquement lié au crime organisé. Les déplacements pour questions politiques et religieuses dans la commune de Chamula (1960-1980), dus au projet hydroélectrique à Chicoasén (1980) et aux catastrophes naturelles, comme l’éruption du volcán Chichonal (1982) ou l’ouragan Stan (2005) sur la côte sont dans toutes les mémoires. Les déplacements massifs survenus depuis les années 90 et liés à la violence socio-politique ont eu des conséquences importantes, notamment sur la population indigène des Hauts Plateaux et dans le nord de l’état. Dans les années ayant suivi le soulèvement de l’EZLN (Armée Zapatiste de Libération Nationale), des mouvements importants de populations ont eu lieu dans ces zones, dus aux violences causées par la stratégie contre-insurrectionnelle du gouvernement et l’apparition de groupes paramilitaires et armés.
Comme le disait Martín Luther King, “La violence crée plus de problèmes qu’elle n’en résout ; c’est pourquoi elle n’amène jamais une paix durable”. Ce que reflètent parfaitement les conflits agraires surgis dans les années 70 entre différentes communautés et/ou à propos de terrains communaux de la région des Hauts Plateaux. Ces conflits anciens ont provoqué des affrontements et entrainé le déplacement de milliers de personnes en 2017 et 2018. Le cas du conflit territorial entre Chenalhó et Chalchihuitán est, selon la CMDPDH, l’épisode qui a fait le plus grand nombre de victimes dans le pays : 5 323 indigènes tzotziles ont été déplacé.es en 2017. 900 hectares situés à la limite entre les communes font l’objet de disputes quand le travail de reconnaissance et d’attribution des terrains communaux par le Ministère de la Réforme Agraire, aujourd’hui disparu, n’a pas permis de les définir clairement. Près de 1 450 (¹) tzotziles de Chalchihuitán sont toujours déplacés à ce jour. Ils se sont regroupés en “Comité autonome des Représentants des Déplacés Chalchihuites” pour exiger le respect de leurs droits.
Sur la commune d’Aldama, un autre conflit agraire a privé de foyer plus de 700 personnes en février 2018. Plusieurs personnes des 2 camps sont mortes dans les affrontements, et la situation reste très tendue. Rien n’est résolu, et ces gens sont toujours dans le flou quant à leur avenir ou leur hypothétique retour chez eux, ce qui est inquiétant.
D’autres victimes ont créé “la Coordination des Personnes Déplacées du Chiapas“. Elles sont originaires de Chenalhó, Huixtlá, Ocosingo, Zinacantán et Huixtlá (avec des sinistré.es de l’ouragan Stan déplacés depuis 2005, sans que le gouvernement ne soit intervenu).
Outre ces cas précis, le Centre des droits de l’Homme Fray Bartolomé de las Casas (Frayba) a exprimé son inquiétude à propos de potentielles spoliations et violations de droits liés aux projets des Zones Economiques Spéciales (ZEE), déjà en cours et que le gouvernement sur le point de prendre possession pense poursuivre. Selon le Frayba ce genre de décisions est en contradiction avec l’annonce du gouvernement nouvellement élu de respecter les Accords de San Andrés sur les droits et la culture indigènes. Ces accords, signés par l’EZLN et le gouvernement fédéral en 1996, visent à protéger les terres et les territoires des peuples originaires. Les projets des ZEE ont entrainé des déplacements forcés et des cas de confiscation au Chiapas et dans d’autres états du pays.
Au nord, des déplacements dus aux mégaprojets et aux narcos
Dans les états du nord du pays, le lien de causalité entre le déplacement forcé et les mégaprojets, notamment miniers, est évident. La Rapporteure spéciale de l’ONU, Victoria Tauli-Corpuz, l’a d’ailleurs souligné dans le rapport établi après sa visite au Mexique en novembre 2017, citant le Guerrero, Elle a signalé que la vulnérabilité des communautés indigènes est encore accrue par la présence du crime organisé dans les zones minières.
En Guerrero et dans d’autres états plus au nord, ce dernier en effet devenu un acteur toujours plus important : “au début, la lutte entre les différents groupes délinquants se faisait pour le marché de consommation. Mais à mesure qu’ils grossissent, ils couvrent toutes les activités criminelles : enlèvement, racket et extorsion de fonds, monnayage de protection, vols. Ils essaient en plus de contrôler la fourniture de main d’œuvre pour la production, la vente, le transport et l’exportation de la drogue.” (²)
Le contrôle du territoire concerne les zones de production comme les routes de transit. Des combats sanglants ont eu lieu entre bandes rivales, provoqués par les divisions à l’intérieur des grands cartels et la guerre contre le trafic de drogue initiée par le gouvernement de Felipe Calderón (2006-2012), “avec pour objectif de faire régner la terreur tant parmi la population que chez les ennemis. Comme si cela ne suffisait pas, ils sont au service du groupe politique fort de la région pour garder le pouvoir et cherchent à lancer des projets miniers. Ils font également office de groupes paramilitaires qui fragilisent l’organisation sociale et menace les mouvements sociaux.” (²)
Le Centre des Droits de l’Hommes de la Montagne Tlachinollan a indiqué que les autorités lancent des mégaprojets sans tenir compte de la violence du crime organisé dans ces zones. (3) Bien au contraire, on a signalé de la collusion entre les acteurs de l’état, des entreprises et de la grande délinquance.
Dans des états comme Guerrero minés par la violence, être journaliste ou défendre les Droits de l’Homme sont des métiers à haut risque. Le taux de déplacements dans ces régions est important et menace le droit à la liberté d’expression, créant des “zones muettes”, a signalé cette année la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme.
Un cadre juridique qui ne remplit pas ses promesses
Plusieurs lois et traités internationaux ont été ratifiés par le Mexique. Malgré l’absence de loi fédérale sur les déplacements forcés, des outils ont été créés : le Programme 2014-2018 de prise en charge globale des victimes, un Protocole d’assistance et de protection des victimes de déplacement forcé au Mexique (2017) et au Chiapas depuis 2012 (2014 au Guerrero) une loi étatique : “la Loi et le Programme pour la Prévention et le traitement du déplacement interne”.
Au Chiapas, la Loi “a pour objectif de créer un cadre conceptuel garant des droits des personnes qui, pour différentes raisons, sont obligées de quitter leur lieu de résidence habituelle, définition d’une personne déplacée ; en définissant les droits des déplacé.es, ordonnant la création du Programme étatique pour la Prévention et l’attention du déplacement interne et de la coordination interinstitutionnelle à travers la mise en place du Conseil d’état de prise en charge globale du déplacement interne.”
Selon cette loi, le gouvernement disposait d’un délai de 60 jours à partir de l’entrée en vigueur de la loi pour mettre en place un Conseil d’état de prise en charge globale du déplacement interne. Il devait à la suite de ce lancement publier les reglements associés cette mise en place en 90 jours.
Ces obligations n’ont pas été respectées dans les délais impartis. La première séance de travail du Conseil d’état n’a eu lieu que le 20 mars. Ceci après que la CIDH ait demandé au gouvernement mexicain des mesures de protection pour les personnes déplacées de Colonia Puebla en Chenalhó en février, et pour celles de Chalchihuitán en mars. Le conseil ne s’est réuni pour travailler sur élaboration des règlements que 148 jours après sa première séance en août.
Le Frayba a indiqué lors d’une entrevue que les mesures de protection demandées ont donné du poids politiquement au phénomène du déplacement forcé. Le gouvernement s’est penché sur la situation humanitaire, mais pas sur le fond du problème, qui reste sérieux. Les mesures de protection octroyées l’ont été de façon superficielle, en un simulacre d’application de la loi, mais très vite sont apparus les premieres difficultés. En ce qui concerne Chalchihuitán, le gouvernement n’a pas reconnu toutes les victimes comme étant déplacées. Le Frayba et les personnes concernées ont déclaré que les déplacé.es ne reçoivent aucune information. Ceci alors que la Loi établit, à l’article 15, qu’ils ont le droit d’être consultés et de participer aux décisions qui les concernent, et d’être informés afin de pouvoir prendre des décisions libres et éclairées. Les personnes déplacées bénéficient parfois de colis alimentaires, de consultations médicales (même si les médicaments manquent souvent) et les enfants ont école. Mais il n’y a guère d’amélioration de fond de la situation, puisqu’on ne recherche pas l’origine du problème, ni à résoudre les violences qui entraînent ces déplacements. Au contraire, en janvier dernier, des fonctionnaires du gouvernement ont demandé aux déplacé.es de Chalchihuitán de retourner chez eux malgré les conditions de sécurité clairement insuffisantes : les groupes armés de la région sont toujours en faction et on entend toujours des coups de feu, selon les habitants. Cette impunité est grave et la situation peut à nouveau dégénérer à n’importe quel moment.
Au Guerrero, “malgré la Loi 487 pour prévenir et traiter le déplacement forcé, pour les familles cela reste lettre morte, et le pire est que ces familles sont justement à la limite de la mort. Les autorités de l’état ne les voient et ne les entendent pourtant pas.” (4)
Le retour n’est pas synonyme de solution
La CMDPDH (Commission mexicaine de défense et de promotion des Droits de l’Homme) a rapporté que “en l’absence d’institutions et de programmes officiels ou non gouvernementaux qui s’occupent du phénomène du déplacement interne forcé, on ne sait pas avec exactitude combien de retours ont eu lieu cette année ni dans quelles conditions de sécurité ils se sont faits. Il a toutefois été possible de constater que sur les 29 cas de déplacement interne forcé enregistrés en 2016, 5 ont pu voir le retour de la population. Ces retours se font lentement et toutes les personnes déplacées ne rentrent pas toujours chez elles, en raison des conditions d’insécurité et de la peur de la population d’être victimes de la violence.”
En examinant les cas historiques de déplacement forcé, on observe que les droits des victimes sont peu voire jamais respectés, en particulier en ce qui concerne la justice, la sécurité ou l’indemnisation.
Pendant ces années, parfois des décennies, de déplacement les personnes concernées se réinstallent dans différents endroits, souvent par nécessité économique ou pour des questions de sécurité et/ou de santé mentale. Cette dispersion rend le suivi difficile, car les opérations de retour se font normalement de façon collective.
Le retour en question ne garantit d’ailleurs pas la fin des tourments pour les victimes. Celui des déplacé.es de Quetzacoatlán (commune de Zitlala, Guerrero) en 2016 a démontré que les violations des Droits peuvent survenir même dans le suivi des personnes qui rentrent chez elles. Celles-ci étaient accompagnées par des représentants de l’état qui ont refusé de signer un document listant les besoins liés à cette nouvelle situation à risque. Malgré le “à dans un mois” lancé aux villageois par les autorités en partant, le temps est passé et personne ne s’est montré. (5)
Un dossier de plus sur le bureau du prochain gouvernement
Les politiques publiques de prévention et de prise en charge intégrale du déplacement sont peu nombreuses dans les états du Chiapas et de Guerrero, et souvent limitées à l’aide humanitaire. On note peu de volonté politique aux 3 niveaux de gouvernement pour traiter et résoudre le problème de fond. Les quelques avancées sont à mettre au crédit des organisations de victimes et/ou à la pression des associations mexicaines ou d’organisations multilatérales (la CIDH en particulier).
Pour l’heure, les organisations civiles de Droits de l’Homme qui travaillent dans le secteur font les recommandations suivantes : la reconnaissance des victimes de déplacement forcé ; un diagnostic officiel du phénomène et une Loi générale pour la prévention et la prise en charge.
Les déplacements forcés sont d’ailleurs l’un des thèmes des 17 Forum “Ecoute” pour Tracer la Route de pacification du pays et de réconciliation nationale organisée par le gouvernement d’Andrés Manuel López Obrador qui entrera en fonction le 1er décembre prochain. L’opportunité d’aborder le thème en le resituant dans un contexte de violence généralisée.
Notes:
(1) Déclaration Cáritas
(2) Guerrero: Océan de luttes, montagne d’illusions
(3) Tlachinollan: BULLETIN | Les peuples indigènes de Guerrero dans le rapport de la rapporteure de l’ONU
(4) Tlachinollan: Opinion | “S’ils ne quittent pas leur village, nous les tuons”
(5) Guerrero: Océan de luttes, montagne d’illusions