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Cela fait déjà deux ans et demi que le gouvernement mexicain a signé les Accords de San Andrés portant sur le thème de la Culture et des Droits Indigènes, reconnaissant ainsi le droit des peuples autochtones à l’autonomie. Aujourd’hui encore, ces derniers continuent d’attendre les réformes constitutionnelles qui donneront la base légale et la reconnaissance juridique de cette même autonomie. Mais ils ne le font ni assis, ni les bras croisés. Au Chiapas, ils ont relancé le processus de création des municipalités et régions autonomes, un processus qui avait commencé en 1994 et qui trouve désormais son fondement sur la base des Accords de San Andrés. Actuellement, 32 municipalités autonomes fonctionnent dans les régions des Hauts-Plateaux, la zone Nord, la Jungle, Sierra et Frontière du Chiapas. Une dizaine de municipalités travaillent ouvertement mais la majorité le font maintenant profil bas. Huit régions autonomes ont également été établies.
Les municipalités autonomes
Les municipalités autonomes sont des entités d’auto gouvernement qui incluent communautés et peuples dans différentes zones rurales et dont les limites vagues sont définies par l’influence zapatiste. En règle générale, elles existent de manière parallèle aux municipalités constitutionnelles, qui, à la différence des municipalités autonomes reçoivent des fonds de la part des gouvernements fédéraux et du Chiapas.
Au cours des derniers mois, les municipalités autonomes ont constitué le facteur de conflit le plus important et le principal objectif de la part du gouvernement, des corps policiers et de l’armée mexicaine. En avril, mai et juin, plusieurs opérations militaro-policières pour démanteler les municipalités autonomes de Ricardo Flores Magón (dont le chef-lieu est Taniperlas, municipalité constitutionnelle d’Ocosingo), Tierra y Libertad (chef-lieu, Amparo Aguatinta, dans la municipalité constitutionnelle de Las Margaritas) et Nicolás Ruiz (municipalité constitutionnelle qui s’est déclarée autonome). Les trois opérations ont été réalisées avec grande violence et les forces de sécurité ont saccagé les maisons et détruits les outils. La Commission Nationale des Droits Humains (CNDH) a observé des irrégularités dans les détentions réalisées au cours de ces opérations. Selon les déclarations des zapatistes, les municipalités autonomes continuent à fonctionner grâce aux suppléants des autorités qui ont été détenues.
Le 10 juin, une autre opération militaro-policière a été réalisée contre la municipalité autonome de San Juan de la Libertad qui siège dans le chef-lieu municipal de El Bosque. Suite à un affrontement violent entre les forces de sécurité et les bases de soutien zapatistes, deux policiers et huit autochtones ont trouvé la mort.
Dans tous ces cas de figures, le gouvernement a justifié son intervention en argumentant le besoin de rétablir «l’état de droit». Le gouvernement a considéré que les autorités autonomes ont pris part à des activités illégales et ont usurpé des fonctions que seul le gouvernement constitutionnel peut exercer.
L’autonomie indigène
La demande d’autonomie de la part des peuples indiens se fonde sur leur droit à vivre selon leurs us et coutumes comme le reconnaît la Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), signée par le Mexique. L’ample concept d’autonomie que les autochtones défendent inclut le droit à leurs propres formes de gouvernement et d’administration de la justice, à leur culture et aux ressources naturelles existantes dans leur territoire. Augustín Gómez Patistán, membre du Conseil Exécutif des Régions Autonomes Pluri-ethniques (RAP) nous disait lors d’une entrevue : «La loi et la justice viennent d’en haut bien que nous sachions comment résoudre nos problèmes. Nous avons nos propres lois et nous savons les appliquer. Mais le gouvernement ne reconnaît pas cela. Ils ne nous prend pas en compte.» Le droit aux bénéfices des ressources naturelles ne signifie pas qu’ils rejettent le droit de l’Etat sur celles-ci mais ils veulent pouvoir donner leur opinion sur la façon selon laquelle elles sont exploitées. Le représentant des RAP nous explique : «Le gouvernement peut intervenir mais seulement s’il nous consulte et nous donne une partie des bénéfices».
Deux tendances
Au Chiapas, il existe deux grandes tendances quant au mouvement pour l’autonomie indigène. L’une est le projet zapatiste avec ses 32 municipalités autonomes et jusqu’à présent deux régions autonomes. L’autre tendance est représentée par les Régions autonomes pluriethniques (RAP). Une RAP est une coordination d’organisations de différents types (autochtones, paysannes, politiques ou sociales) qui, au sein d’une région, lutte pour l’autosuffisance, l’autonomie et le changement social. Jusqu’à présent six RAP ont été établies.
Alors que les zapatistes rejettent tout contact ou collaboration avec le gouvernement et accusent les dirigeants des RAP de servir les intérêts du gouvernement, les RAP sont moins radicaux. Augustín Gómez Patistán affirme : «Oui, nous acceptons les aides du gouvernement mais cela ne nous empêche pas d’être critiques. Ce n’est pas que nous nous taisions parce que le gouvernement nous offre un projet quelconque. Mais le problème, c’est que la population qui doit tous les jours voir comment survivre ne peut plus continuer la lutte sans aucune aide».
La pratique des municipalités autonomes
Les municipalités autonomes n’ont pas encore véritablement un territoire bien délimité. Des communautés ou des groupes au sein des communautés décident en assemblées si elles appartiennent ou pas aux municipalités autonomes. Les communautés élisent également leurs représentants pour le conseil municipal autonome. Chaque représentant est responsable d’un secteur de travail (par exemple, santé, éducation, justice, production, droits humains, femmes). Le président de la municipalité autonome Ernesto Che Guevara : «Tous les habitants de plus de 16 ans forment l’assemblée. Et elle a toujours le droit de retirer son autorité à tout membre du Conseil autonome qui ne fait pas bien son travail».
La justice s’exerce par le biais des us et coutumes qui varient d’une municipalité à l’autre. Une idée centrale est la réparation du tort causé comme punition face à un cas de délinquance. Au lieu de condamner quelqu’un à une amende ou à la prison, il doit travailler pour la communauté. Certains critiquent le système des us et coutumes pour être susceptible de violer certains droits humains, comme dans les cas d’expulsions de personnes non conformes. C’est quelque chose de commun dans la municipalité de San Juan Chamula (expulsions de protestants). Début juin, dans la municipalité autonome de Nicolás Ruiz, l’assemblée a expulsé plusieurs familles du PRI qui, selon eux, auraient enfreint la loi locale.
Les municipalités autonomes ont coupé tous les liens avec le gouvernement. C’est pour cela qu’ils s’auto-dénominent également municipalités rebelles. Les autorités ne reçoivent pas d’argent pour salaires, infrastructures ou projets. Certaines municipalités autonomes demandent une coopération de la part de ceux qui en font partie. D’autres reçoivent le soutien de la communauté internationale ou de groupes solidaires nationaux. La municipalité autonome de Polhó, par exemple, reçoit différentes aides humanitaires pour les milliers de déplacés qui y ont trouvé refuge. Dans le chef-lieu de la municipalité autonome Ernesto Che Guevara, Moíses Gandhi, une clinique a été inaugurée en mai grâce au soutien d’organisations solidaires nationales et internationales, ainsi qu’au travail volontaire de la communauté. Certaines municipalités autonomes occupent l’édifice de la municipalité constitutionnelle, comme c’est le cas à San Andrés et c’était le cas à El Bosque, ce qui a obligé aux membres du PRI de la municipalité constitutionnelle à louer leur propre local.
Les habitants des municipalités autonomes souffrent beaucoup de la présence militaire permanente notament dans les campements situés à proximité des communautés. Le président de Ernesto Che Guevara nous raconte : «En janvier, un groupe de militaires a essayé de rentrer dans la communauté mais les hommes et les enfants les en ont empêché. Les hommes ne sont pas intervenus pour ne pas provoquer plus de violence». En février, les militaires ont passé beaucoup de temps dans les montagnes autour de Moises Gandhi : «Ils cherchaient quelque chose et ne voulaient pas nous dire quoi. Ils nous ont beaucoup fait peur. Les gens n’osaient plus aller travailler leurs ‘milpas’ (champs de maïs)». A Moises, comme dans les autres municipalités, des hommes montent la garde 24 heures par jour.
Le pied dans la chaussure du gouvernement
Différentes raisons expliquent le fait que le gouvernement n’accepte pas les municipalités autonomes et les conçoivent comme «une pierre dans la chaussure». Amado Avendaño, gouverneur rebelle du Chiapas, mentionne l’une des plus simples : «Les municipalités autonomes représentent des votes en moins pour le PRI». Il est également vrai que l’autonomie indigène rompt avec les schémas politiques traditionnels. Si la démocratie depuis la base fonctionne, elle remettra plus encore en question le système actuel. Il peut également y avoir un élément de racisme, comme semble l’exprimer la déclaration du gouverneur intérimaire du Chiapas : «gouverner sur la base des us et coutumes est quelque chose de primitif».
Une autre raison est que les municipalités autonomes sont un projet clé des zapatistes et une preuve de leur force. Alors que le processus de paix traverse actuellement une crise longue et prolongée et alors que le commandement zapatiste reste silencieux, le dynamisme des bases de soutien zapatiste s’est justement exprimé par le biais des activités et déclarations des municipalités autonomes. Les anéantir signifie une forte attaque à la crédibilité de la lutte zapatiste et cherche à démontrer que l’actuelle corrélation des forces favorise le gouvernement.
Des intérêts économiques sont également en jeu. Dans certaines municipalités autonomes, les gens des communautés ne vont plus auprès des municipalités constitutionnelles pour réaliser leurs devoirs ou pour présenter leurs problèmes. Il en résulte pour les municipalités une moindre source de revenus pour celles-ci. Une grande partie de ceux qui vivent un régime d’auto gouvernement ne se rendent plus au marché dans le chef-lieu constitutionnel. D’un autre côté, l’autonomie indigène fondée sur les us et coutumes et l’autosuffisance économique est incompatible avec le projet du gouvernement mexicain d’établir une économie de marché libre et ouverte au monde entier.
Conclusion
Dans la logique politique occidentale, les municipalités autonomes n’ont pas de sens. Elles n’ont pas de pas de budget, de pouvoir réel ni de légitimité légale et elles agonisent face à la faim, les maladies, les menaces paramilitaires et les forces de sécurité. Cependant, pour les peuples autochtones, elles constituent un symbole éloquent d’une culture qui résiste et qui défie la culture dominante. Elles constituent une forme différente et réelle de concevoir la politique et d’organiser l’économie, la société et même les relations humaines.
Il est peu probable qu’une solution militaire puisse résoudre un conflit d’une telle nature. Les compromis politiques assumés par le gouvernement mexicain comme la Convention 169 de l’OIT et les Accords de San Andrés, indiquent une autre voie, celle de l’incorporation des peuples autochtones dans la société politique nationale.