ACTUALITE : Mexique – le risque de l’invisibilité et de l’aggravation de multiples questions en suspens en matière de droits de l’Homme dans le contexte de la pandémie
12/06/2020ARTICLE : La violence de genre pendant le confinement
12/06/2020La pandémie de la violence de genre, au 13 avril, a fait plus de victimes parmi les femmes mexicaines que le COVID-19 : 100 femmes sont mortes du coronavirus depuis qu’il a surgi dans le pays le 28 février, alors que 367 ont été tuées pendant cette période.
Le machisme mexicain – à l’origine de la violence
Il est évident qu’actuellement le coronavirus occupe la une des journaux dans le monde entier. Ce virus qui provoque la maladie pulmonaire COVID-19 structure la vie d’une manière que nous n’avions jamais imaginé. Elle domine notre façon de travailler, de manger, de communiquer, d’une manière ou d’une autre, elle nous affecte tous et toutes. Cependant, dans des moments comme celui-ci, il est facile d’oublier une autre pandémie qui touche le Mexique depuis des siècles, l’un des visages les plus terribles de ce pays : la violence de genre.
Il est bien connu que le Mexique est l’un des pays les plus dangereux au monde pour les femmes et les jeunes filles. L’année dernière, 10 meurtres par jour ont été enregistrés, selon les statistiques. Plus inquiétant encore est le fait que ces chiffres ont considérablement augmenté au cours des cinq dernières années. Selon les sources du Ministère de la sécurité et de la Protection publique, entre les années 2015 et 2019, il y a eu une augmentation de 77 % du total des infractions intentionnelles et des violences mortelles contre les femmes.
Il est important de mentionner que la plupart de ces crimes ne sont pas considérés comme des féminicides, mais comme des homicides intentionnels.
Les racines de la violence de genre sont ancrées dans la longue histoire de la culture machiste du Mexique. Dans le monde préhispanique, les femmes étaient déjà considérées comme de moindre valeur et inférieures, mais avec les conquistadors espagnols au XVe siècle, de nouvelles dimensions d’inégalité et de répression sont apparues. Les femmes étaient exclues de la société et du monde extérieur. Elles ne s’occupaient que des tâches domestiques alors que les hommes avaient le pouvoir de contrôler leur vie.
Le machisme, première cause de la violence féminicide, est l’idéal de la virilité qui considère que tout ce qui est féminin est mauvais. “ [C’est] l’expression de la glorification du masculin au détriment de la constitution, de la personnalité et de l’essence féminines ; l’exaltation de la supériorité physique, de la force brute et la légitimation d’un stéréotype qui recrée et reproduit des rapports de force injustes. ”
Au Mexique, le machisme fait “ partie de la façon d’être, du caractère populaire, de l’inconscient collectif ” et bien que l’on puisse reconnaître qu’au cours des vingt dernières années, le mouvement féministe en Amérique latine a beaucoup progressé, la violence de genre est encore tout à fait normalisée dans la société mexicaine.
Le changement de millénaire à Ciudad Juárez
Le début du nouveau millénaire a signifié une rupture, tant dans le monde politique que dans le discours sur la violence de genre au Mexique. Dans les années 1990, Ciudad Juarez a attiré l’attention internationale à cause d’une série de féminicides qui ont commencé à être documentés à partir de janvier 1993. En 2018, environ 1 775 femmes avaient été assassinées dans cette ville.
L’augmentation du nombre de victimes de violence de genre est directement liée à la mise en place de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) en 1994. Celui-ci a provoqué une nouvelle migration de jeunes femmes à la recherche de travail dans les maquiladoras de la frontière nord et d’une vie plus indépendante. Ce sont précisément ces femmes qui sont particulièrement vulnérables et donc souvent victimes de violences féminicides.
Dans le cas des féminicides de Ciudad Juárez, l’attitude des autorités gouvernementales a été fortement critiquée. Une étude publiée en 2006, a souligné que “ même si 400 filles et femmes ont été kidnappées et assassinées, peu d’arrestations et de condamnations ont été appliquées ”. En outre, les accusés et les condamnés ont affirmé avoir été torturés par la police avant d’avouer les crimes.
Mesures gouvernementales : la loi générale sur le droit des femmes à vivre une vie sans violence
En réponse à l’énorme impunité des féminicides de Ciudad Juarez, des organisations et collectifs féministes ont demandé au gouvernement de prendre les mesures nécessaires pour faciliter les processus d’enquête dans ces affaires, ainsi que de donner accès à la justice à toutes les victimes de violence de genre. Afin de “ donner une visibilité et une permanence aux questions de genre dans l’agenda politique ”, l’Institut national des femmes (INMUJERES) a été créé en 2001. Deux ans plus tard, on a créé la Commission pour la prévention et l’éradication de la violence contre les femmes (CONAVIM) qui s’est d’abord concentrée sur le contexte de Ciudad Juárez, pour s’étendre au territoire national en 2009.
Au cours de la législature 2003-2006, le plus grand nombre de femmes a été nommé à la Chambre des députés (environ 25 %), et c’est jusqu’à ce moment-là que la loi générale sur le droit des femmes à vivre une vie sans violence (LGAMVL) a été discutée.
Cette loi reconnaît les différentes formes de violence à l’égard des femmes, qui comprennent, entre autres, la violence psychologique, physique, sexuelle, économique et patrimoniale. Elle propose également une coordination institutionnelle pour prévenir, protéger et éradiquer la violence, et dispose d’un budget pour assurer la mise en œuvre des propositions.
Action gouvernementale : la Déclaration d’Alerte de Genre
Un mécanisme qui vise à mettre en œuvre une série d’actions gouvernementales d’urgence pour affronter et éradiquer la violence féminicide a été mis en place. Depuis 2007, l’Alerte de Violence de Genre (AVGM) peut être déclarée sur un territoire donné, qu’il s’agisse d’une municipalité ou d’un état fédéral, sur lequel il existe une grave situation de violence contre les femmes associée à des pratiques machistes et patriarcales qui persistent dans la société. Pour que l’AVGM soit déclaré, elle doit être demandée par une ou plusieurs organisations des droits de l´Homme, puis un groupe de travail est constitué pour évaluer la demande et décider ensuite de son admission.
À ce jour, des Alertes de Violence de Genre ont été déclarées dans 13 états du Mexique, dont le Chiapas et le Guerrero.
Certes, l’AVGM est un signe important qui reconnaît l’état d’urgence en raison de la grave situation de la violence de genre. Cependant, les organisations de défense des droits de l’Homme ont observé que dans de nombreux cas, les actions d’urgence sont mises en œuvre “ sans que le nombre de féminicides ou les conditions dans lesquelles vivent les femmes ne changent de manière importante ”.
Action gouvernementale : PROIGUALDAD
Pendant le mandat de Peña Nieto, le Programme national pour l’égalité des chances et la non-discrimination contre les femmes (PROIGUALDAD) a été établi dans le cadre du Plan national 2013-2018. Elle cherchait à répondre aux engagements signés par l’État mexicain dans le cadre de conventions et traités internationaux. Dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, les critiques reposent sur le fait qu’on parle des programmes, mais aucun résultat n’est jamais présenté. PROIGUALDAD aurait dû présenter un rapport en novembre dernier, mais on attend encore les informations correspondantes du Ministère des finances et du Crédit public.
Le positionnement du président López Obrador
Le président Andrés Manuel López Obrador (AMLO), qui est en fonction depuis un peu plus d’un an, s’est prononcé publiquement contre les violences de genre. Dans le contexte du 8 mars 2020, Journée internationale des femmes, le président a déclaré que “ la violence de genre est incompatible avec la quatrième transformation ” et que “ nous sommes sûrs que nous allons réduire les taux de criminalité et les féminicides ”.
Il a souligné la réussite de la stratégie sur la parité des sexes au sein du Cabinet Présidentiel et le fait que pour la première fois dans l’histoire du Mexique, le Ministère de l’Intérieur est dirigé par une femme, Olga Sánchez Cordero. Il a également souligné que 60 % des personnes qui bénéficient des programmes sociaux de son gouvernement sont des femmes.
Les organisations féministes et les activistes ont critiqué le fait que, bien qu’AMLO nie être comme les autres présidents, “ il maintient la même politique de dissimulation que ses prédécesseurs ” en ce qui concerne la violence de genre. “ Il y a un manque de compréhension, un besoin ou une obstination de ne pas vouloir reconnaître que la discrimination et la violence à l’égard des femmes sont très graves. Cette résistance est basée sur une vision conservatrice dans tous les groupes idéologiques, et pas seulement chez les libéraux ”, a déclaré María de la Luz Estrada, coordinatrice de l’Observatoire national citoyen des féminicide (ONCF).
Malgré plusieurs manifestations devant le Palais national de Mexico et les milliers de voix de militantes féministes qui réclament un changement de politique, le président de la République maintient la position selon laquelle « contrairement à ce que disent les « conservateurs », son gouvernement ne fait pas semblant de combattre la violence » et que « l’impunité n’existe plus ».
Marcher et chanter contre le patriarcat
L’année 2019 a été marquée par le mouvement féministe non seulement ici au Mexique mais aussi dans le monde entier. En mars, le mouvement #MeToo, né aux États-Unis en 2017, a fait un bond dans le pays voisin et a amené plus de 400.000 femmes mexicaines à dénoncer leur agresseur sur les réseaux sociaux.
En août dernier, une série de manifestations féministes a commencé et s’est poursuivie jusqu’au 9 mars de cette année. Au départ, elle a été déclenchée par plusieurs rapports de violence policière à Mexico. Quatre policiers avaient abusé sexuellement d’une jeune fille mineure sans recevoir aucune sanction. On a appris par la suite que le médecin légiste n’avait pas suivi la procédure et qu’il n’y avait donc pas de preuve médicale d’expert. Il n’y avait même pas de mandat d’arrêt contre les auteurs.
Quelques jours plus tard, on a également signalé qu’une mineure avait été abusée sexuellement par un membre de la Policía Bancaria Industrial del Museo de Archivo de Fotografía, et qu’une femme aurait été harcelée par des policiers de la ville de Mexico dans la rue.
Ces affaires ont suscité une forte indignation qui a permis d’organiser, en très peu de temps, une manifestation pour dénoncer les violences policières qui a eu lieu le 12 août 2019. Quatre jours plus tard, le 16 août, les femmes de Mexico ont manifesté pour la deuxième fois. Pendant ces marches, certaines manifestantes ont cassé des vitres et peint la station de métro Insurgentes. Le monument de l’Ange de l’indépendance a également été vandalisé.
Les rapports de la presse mexicaine se sont principalement concentrés sur les dommages matériels résultant des manifestations, en oubliant les causes qui avaient provoqué ces mobilisations. On a construit un discours selon lequel les femmes n’étaient pas des victimes mais plutôt des bourreaux. “ Elle a privilégié l’idée que la colère des femmes est irrationnelle et déplacée, alors que tous les éléments indiquent que la violence de genre est un phénomène systématique, avec des racines historiques et des événements quotidiens qui la reproduisent. Considérant que les dommages matériels sont plus importants que les dommages humains et que les dommages sociaux sont également une forme de violence ”, a déclaré le groupe féministe Mujeres+Mujeres à propos de la couverture médiatique.
En novembre, dans le contexte des manifestations qui ont lieu au Chili, un autre mouvement a vu le jour, connu sous le nom de “ Un violador en tu camino ” (Un violeur sur ton chemin). En réponse aux violations des droits des femmes commises par l’État chilien, l’armée et les carabiniers, le collectif féministe « Lastesis » a créé un spectacle de manifestation participative, composé d’une chorégraphie et d’une chanson contre le patriarcat. La chanson a ensuite fait le tour du monde. Le 25 novembre, des milliers de militants venus du Chili, de Colombie, d’Espagne, de France, du Mexique, des États-Unis, d’Argentine et de bien d’autres pays ont interprété la chanson dans leurs pays respectifs dans le cadre de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.
Un Mexique sans femmes
Rien qu’en janvier de cette année, 320 femmes ont été assassinées, dont 72 cas ont été classés comme féminicides et 248 comme homicides volontaires. Le féminicide d’Ingrid Escamilla Vargas, en particulier, est devenu connu pour la diffusion d’images de son corps sans vie. Ingrid, 25 ans, a été écorchée vive par son compagnon le 9 février à Mexico.
La diffusion ultérieure de photos du corps de la victime sur les réseaux sociaux a suscité l’indignation du public et un débat sur le rôle des médias. Claudia Sheinbaum, la maire de Mexico, a ensuite déclaré que la distribution des images serait sanctionnée. Elle a également annoncé un projet de loi spécifique visant à punir la diffusion d’images de victimes de crimes par des fonctionnaires.
Pour le 8 mars 2020, Journée Internationale des femmes, l’Assemblée Féministe Ensemble et Organisée, a annoncé une marche à Mexico. Un nombre historique d’environ 80 000 participantes a été enregistré. En plus de la marche à Mexico, des manifestations ont eu lieu dans plus de 20 villes mexicaines, dont Oaxaca et San Cristobal de Las Casas au Chiapas.
Le 18 février, le collectif féministe « Brujas del mar », basé à Veracruz, avait appelé à une grève nationale des femmes le 9 mars sous l’hashtag #ElNueveNiunaSeMueve. L’objectif de cette action était de montrer à quoi ressemblerait le pays s’il n’y avait pas de femmes, ainsi que de souligner l’importance des femmes dans l’économie mexicaine. Le concept d’une grève nationale des femmes n’est pas particulièrement nouveau. Une action similaire, connue sous le nom de “El Día Libre de las Mujeres”, a été organisée pour la première fois en Islande en 1975. Elle a ensuite été reprise dans plusieurs pays du monde jusqu’à ce qu’elle atteigne le Mexique en 2020.
Le 9 mars, 22 millions de femmes ne se sont pas présentées au travail dans tout le pays. Quant à l’effet du chômage sur l’économie, il est difficile à évaluer : il faut tenir compte des revers de l’économie mondiale causés par la pandémie COVID-19, et de la baisse du prix du pétrole en mars qui a également provoqué une dévaluation du peso mexicain. En tout cas, on peut dire que les pertes économiques causées par la grève des femmes ont été plus élevées que prévu.
Selon l’Association mexicaine de gestion des ressources humaines (AMEDIRH), l’impact économique a été quantifié à environ 1,49 milliard de dollars de pertes totales, ce qui équivaut à plus de la moitié du produit intérieur brut (PIB) du Mexique par jour.
Lutter contre la violence – avec les hommes, pas contre eux
En 1996, les femmes zapatistes ont réussi à interdire la consommation de boissons alcoolisées et de drogues, ce qui était l’une des principales causes de la violence domestique dans les communautés zapatistes du Chiapas. Cet exemple montre l’importance des actions entre hommes et femmes pour parvenir à l’élimination de la violence de genre.
S’il est vrai qu’au cours des dernières années, une attention croissante a été accordée à la question de la violence de genre, il ne fait aucun doute que cette évolution a également entraîné une forte polarisation sur cette question. Surtout à l’époque de la numérisation, l’image du « féminazi« , une personne qui déteste les hommes, est mise en avant et avec elle, une perception erronée de ce que propose le féminisme. C’est pourquoi il est nécessaire que les hommes contribuent également à faire évoluer la société mexicaine vers plus d’équité.
Au Chiapas, c’est ce que fait le collectif “ Los Hombres G ”, qui appartient au Centro de Educación Integral de Base (CEIBA). Depuis 1998, ils travaillent avec les hommes sur les questions de genre et organisent des ateliers sur les masculinités dans le but de “ réfléchir à la manière de construire notre condition masculine, patriarcale, hégémonique et contrôlante à partir d’une culture profondément violente ”.
“ L’idée est d’abord de nous sensibiliser, mais surtout de nous transformer et de transformer nos pratiques au sens personnel, mais pas seulement. Nous devons aller au-delà de la réflexion individuelle et cela implique un engagement social dans le travail communautaire et surtout dans le travail collectif ”, a expliqué Abelardo Palmo Molina, un des animateurs de l’atelier.
Le collectif coopère avec des organisations autochtones et paysannes dans la région frontalière du Chiapas. Palmo Molina a souligné l’importance de travailler sur la question du genre avec les hommes en alliance avec les femmes organisées : “ La plupart des hommes viennent dans cet espace parce qu’ils sont les partenaires de femmes déjà organisées et qui ont déjà réfléchi pendant des années sur la question du genre, des femmes qui ont besoin que leur partenaire ou leur fils ou leur grand-père ou leur cousin réfléchisse pour ne pas continuer à reproduire la violence dans la famille, dans le foyer, pour ne pas continuer à avoir des pratiques qui ne permettent pas la croissance de leurs partenaires féminines. ”
Les réunions ont un impact direct sur les familles des participants. Des couples, des fils et des filles en bénéficient. “ Los Hombres G ” organisent également des ateliers mixtes, dans lesquels certaines femmes ont partagé leur expérience. Ils ont dit qu’ils observaient vraiment un changement dans leur relation de couple, par exemple, qu’ils écoutaient plus ou montraient plus d’affection.
Pour que les femmes puissent vivre une vie libre et sans peur au Mexique, il faut un changement dans la société, un changement dans la culture mexicaine qui est enracinée dans le machisme. Le travail de « Hombres G » montre, bien qu’à petits pas, comment ce changement social et culturel plus profond peut être réalisé.