ACTUALITE : Au Mexique, « les droits de l’homme ne sont plus bafoués » ?
20/12/2021ARTICLE : Mise en perspective – les femmes contre la violence et pour la défense de leur terre et territoire
20/12/2021“Le murmure des pierres se fait entendre,
Un sifflement silencieux atteint l’oreille de l’aube”
Ruperta Bautista Vásquez
S i vous avez l’occasion de voir un documentaire qui vous montre des images des années 60 et 70 au Chiapas, il n’est pas difficile de commencer à penser que ces mêmes images auraient pu être tournées aujourd’hui. Plus de 50 ans après ces plans originaux, dans de nombreuses régions de l’état, le temps semble s’être arrêté. Plus que le temps, la justice…
Le mur contre lequel les horloges semblent s’être brisées dans une grande partie du sud du pays est celui de la violence structurelle. C’est ainsi que derrière la plupart des conflits au Chiapas, on trouve une marginalisation économique, politique, sociale et culturelle, qui s’est exacerbée à la suite de la pandémie de COVID-19, notamment en ce qui concerne l’accès à la santé et à l’éducation.
Selon le Conseil National d’Évaluation de la Politique de Développement social (CONEVAL), 75,5% de la population totale du Chiapas en 2020 vit sous le seuil de pauvreté et 29% dans des conditions d’extrême pauvreté. Ce dernier chiffre n’a d’ailleurs diminué que de 1,6 % par rapport à 2018.
Si l’on entre plus en détail, plus d’un tiers de la population (32,5%) n’a pas un accès adéquat à l’éducation ; moins de 40 % de la population a accès aux services de santé ; moins de 80 %, à la sécurité sociale ; seulement 20 % bénéficient d’un logement de qualité ; seulement un peu plus de la moitié de la population (55,8 %) a accès aux services de base à domicile (par exemple, à l’assainissement); et moins d’un quart de la population (24,5%), à une alimentation de qualité.
Ces chiffres ne sont qu’une partie superficielle et mesurable de la ségrégation historique et généralisée à laquelle différentes communautés et groupes sociaux sont confrontés au Chiapas. Et si, comme l’Observatoire des démocraties du sud du Mexique et de l’Amérique centrale (ODEMCA) le souligne, on prend en compte la vague de violence qui a éclaté avec la guerre contre le trafic de drogue (déclarée en 2006) ainsi que la subordination géopolitique liée au modèle régional de sécurité des États-Unis, on semble avoir affaire à la recette parfaite d’une situation ingouvernable. La cerise sur le gâteau (ou peut-être un ingrédient beaucoup plus significatif comme la farine ou l’œuf) est le rôle de plus en plus important du crime organisé.
Pour Gerardo Alberto González Figueroa, chercheur au Département de la santé du Colegio de la Frontera Sur (ECOSUR), « le Chiapas est devenu après 4 ou 5 décennies, non seulement un lieu de passage de la cocaïne qui arrivait d’Amérique (du Centre et) du Sud, mais aussi une terre fertile pour que les capos les plus importants de la drogue fassent des leurs ». González Figueroa mentionne, qu’à partir de 2000, deux cartels ont contrôlé cet état : l’un, la route des Hauts Plateaux du Chiapas au golfe du Mexique ; l’autre, celle qui traverse tout le littoral du Chiapas près de l’océan Pacifique.
Les groupes criminels identifiés comme étant présents au Chiapas sont les Zetas, le cartel du Golfe, le cartel de Beltrán Leyva et, plus récemment et après une entrée en force, le cartel de Sinaloa et le cartel de Jalisco Nueva Generación. Il faut aussi noter la consolidation de groupes locaux qui ont accumulé une présence et un pouvoir importants, comme le cartel de San Juan Chamula, qui a également considérablement diversifié ses activités criminelles.
Une augmentation inquiétante de l’insécurité et de la violence associée au crime organisé peut être observée au Chiapas, ainsi que « la collusion et l’infiltration du trafic de drogue au sein des sphères les plus diverses du gouvernement et de ses institutions », selon l’ODEMCA.
Cette fragilité institutionnelle est clairement visible si l’on révise les niveaux élevés de violence enregistrés lors des élections de juin dernier. Ils ont placé le Chiapas comme le treizième état présentant le plus grand nombre de meurtres de politiciens et 232 bureaux de vote n’ont pas pu être installés. Qui plus est, l’implication du crime organisé dans le financement et la nomination des candidats à des fonctions politiques est de plus en plus largement perçue.
Strates de complexité
La carte des conflits au Chiapas est en reconfiguration constante et très diffuse, comme cela a été dénoncé dans le cadre de la visite d’ambassadeurs de l’Union européenne au Chiapas, le 11 novembre. Compte tenu de la participation des réseaux du crime organisé, de l’État, ou des entreprises qui veulent protéger leurs intérêts, le travail de couverture de ces processus par les journalistes est extrêmement risqué. Des attaques, des menaces et des tentatives de corruption ont été documentées, et de nombreux cas ne sont pas signalés par crainte de représailles. Cela a conduit à la création de « zones de silence » et d’autocensure, raison pour laquelle l’information n’est pas toujours facilement accessible.
Inutile de dire que le travail des défenseur.e.s des droits humains est lui aussi à haut risque : ils sont également constamment assiégés par les mêmes acteurs. Une illustration de ce contexte est le meurtre de Simón Pedro Pérez, membre de l’Organisation Las Abejas de Acteal, survenu le 5 juillet dernier. Ceci met en évidence la réponse insuffisante des trois niveaux de l’État pour garantir l’exercice de la défense des droits humains dans un environnement sûr et propice. A cet égard, il convient aussi de noter que le taux d’impunité pour les meurtres de journalistes et activistes est de 99% au Mexique.
D’autre part, les problèmes que l’on observe dans les villes et communes du Chiapas mêlent des conflits agraires non résolus depuis des années, voire des décennies ; des conflits liés à la confrontation politique, qui vont souvent de pair avec la division communautaire (les programmes gouvernementaux étant un catalyseur de ceux-ci). Il faut aussi mentionner la remilitarisation de l’état (déjà fortement militarisé depuis les années 90), du fait du renforcement de la frontière sud depuis 2019. Ce dernier implique la présence de plus de 11 mille soldats fédéraux, augmentant le risque de harcèlement des communautés, de violences de genre et de violations aux droits humains. Une illustration de cette tendance est le meurtre d’un migrant cubain dans la municipalité de Pijijiapan aux mains d’un agent de la Garde nationale début novembre.
Il faut aussi signaler les politiques de plus en plus restrictives des droits de l’Homme de la population migrante, à travers la détention, le confinement, la répression et l’expulsion des personnes en mobilité sans reconnaître leurs besoins de protection internationale. De cette manière, la militarisation des frontières implique des risques accrus pour la sécurité des personnes qui recherchent une protection et une vie digne : elles doivent faire face au Mexique à la corruption et l’inefficacité des programmes et des institutions qui devraient les aider.
D’autre part, les caciques locaux maintiennent leur pouvoir depuis des décennies. Face opposée de la médaille, on ne peut que noter le manque de capacité de l’autorité qui « est dépassée face à la balkanisation du territoire où elle ne peut s’imposer car des groupes légaux ou illégaux lui disputent pied à pied le pouvoir, ainsi que le contrôle du territoire ». L’ODEMCA souligne que « dans cet archipel de luttes et de pouvoirs fragmentaires, mais capables de s’imposer, une impunité rampante prospère qui démontre paradoxalement la grande fragilité institutionnelle et le degré élevé d’absence de protection de la société dans son ensemble au Chiapas ».
Enfin, tous ces éléments sont cuits au feu de l’impunité et de la difficulté d’accéder à la justice, tandis que la torture est systématiquement exercée comme méthode d’enquête et de contrôle. Les disparitions forcées sont une réalité atroce : au 22 novembre 2021, 505 personnes disparues ont été enregistrées comme non localisées au Chiapas ; et le déplacement forcé massif est une circonstance de la vie de près de 14 776 personnes au Chiapas, souvent lié à la violence des groupes armés.
L’un des cas qui expose de manière encore plus alarmante les dysfonctionnements du système judiciaire que des organisations de la société civile telles que FrayBa ont souligné à plusieurs reprises est le meurtre, survenu le 10 août, du procureur de la justice indigène, Gregorio Pérez Gómez. Ce dernier était responsable de l’enquête sur l’affaire Pantelhó où, depuis fin juillet, une escalade d’événements violents a été observée.
Zones de conflit
Les conditions de détérioration profonde et ingouvernable dans diverses zones du Chiapas se condensent en conflits à diverses occasions à caractère armé. Parmi ceux actuellement actifs figurent les cas d’Aldama, Pantelhó, Chenalhó, Venustiano Carranza, Simojovel, San Cristobal de las Casas, Ocosingo et Altamirano. Des communes qui sont, entre autres, le théâtre de fusillades, d’attentats, d’enlèvements et de déplacements forcés.
Le conflit entre Aldama et Santa Marta (ce dernier faisant partie de la municipalité de Chenalhó) a maintenu les habitants de ces villes au milieu de tirs croisés qui ont fait plusieurs morts, blessés, de nombreuses familles déplacées et une atmosphère dense de siège et de peur.
De son côté, comme l’a détaillé Hermann Bellinghausen, à Ocosingo, l’ancienne organisation caféière ORCAO « réalise des harcèlements, sabotages, kidnappings, fusillades, barrages et vols de terres contre les bases zapatistes des communautés autonomes tseltales ». En ce sens, « le 11 septembre, Sebastián Núñez et José Antonio Sánchez, membres du gouvernement autonome zapatiste de Patria Nueva, ont été kidnappés ».
Un cas particulièrement sui generis est celui de San Juan Chamula, qui dispose même d’une appellation d’origine pour son propre cartel, qui selon l’enquête spéciale du journaliste Christian González « contrôle une grande partie de la production et de la distribution de stupéfiants, le vol de véhicules et de pièces automobiles, le trafic (de personnes), d’armes, de carburant et de bois, ainsi que la vente de matériel (pornographique) ». On ne peut que noter la diversification des activités criminelles qui vont au-delà du trafic de drogue. Les réseaux à travers lesquels ce groupe criminel se propage incluent la région de Los Altos, Comitán, La Selva, et traversent même la frontière avec le Guatemala.
Nous arrivons ainsi au cas de San Cristóbal de las Casas, où, ces derniers mois, il y a eu une augmentation inquiétante des événements violents, parmi lesquels se distinguent les meurtres du procureur de la justice indigène, du journaliste Fredy López Arévalo et du volontaire de nationalité italienne, Michele Colosio. Ainsi que la présence de groupes armés qui rodent en ville, et les affrontements et fusillades intermittents qui ont lieu dans divers quartiers de la ville.
A Tuxtla Gutiérrez, la capitale de l’état, le 7 juillet, une fusillade a eu lieu en plein jour, à la suite de ce qui était sans doute un affrontement entre deux groupes criminels luttant pour le contrôle de la zone.
Les cas qui ont le plus attiré l’attention de l’opinion publique ces derniers mois ont été à Pantelhó et Chenalhó, où pendant des années, mais surtout ces derniers mois, un climat de violence dense a prévalu en raison de la prise de contrôle de groupes criminels liés au trafic de drogue et à d’autres crimes. Cette situation avait fait l’objet d’une plainte formelle auprès du secrétaire du gouvernement, grâce au travail de Simón Pedro Pérez López.
La liste des lieux affectés par la violence n’est pas courte, on pourrait continuer avec les cas de Tapachula et Frontera Comalapa, mais on continuerait à laisser de coté une bonne partie des endroits où l’État est absent. Comme le souligne l’Observatoire, « le scénario immédiat pointe vers un (contexte) de violence latente et croissante, dans la mesure où les réponses du gouvernement du Chiapas et du gouvernement fédéral maintiennent un silence voilé et ne partent pas d’une stratégie qui chercherait à freiner l’explosion armée. Pendant ce temps, la Garde nationale et l’armée mexicaine augmentent leur présence dans l’état, sans que cela implique un changement explicite dans le contrôle et la fonctionnement territoriaux pour les populations affectées».
Un aspect corollaire : l’apparition de groupes d’autodéfense
La crise politique et sécuritaire dans plusieurs de ces zones a généré l’articulation et l’apparition publique de groupes d’autodéfense. À l’heure actuelle, quatre de ces groupes sont connus. Le premier, El Machete, s’est rendu public le 10 juillet à Pantelhó, après une série d’affrontements communautaires contre le groupe Los Herrera, connu pour ses liens avec le crime organisé et qui a généré un contexte d’extrême violence et d’insécurité dans la région. Les Herrera ont également été liés à des personnalités au pouvoir, telles que la maire Delia Janeth Velasco Flores et le maire élu, Raquel Trujillo Morales. Ce dernier n’a pas été reconnu par les communautés de Pantelhó qui ont élu un conseil municipal élu selon le régime des usages et coutumes (et qui a été légalement reconnu par le Congrès du Chiapas).
Ce conflit a généré une grave crise de déplacement dans la région, comme le Centre des droits de l’homme Fray Bartolomé de las Casas l’a enregistré : environ 2 000 Tsotsiles des municipalités de Pantelhó et Chenalhó ont été déplacés par la violence généralisée du crime organisé et l’omission de l’État face à cette situation.
Pour donner suite au récit de l’apparition publique de groupes d’autodéfense, le 29 septembre, une vidéo a été diffusée dans laquelle le groupe Gente de la Selva est apparu, soutenant El Machete. Cependant, les informations sur son appartenance à un territoire concret et s’il est soutenu par la société civile dans ce territoire ne sont pas claires.
Les deux derniers groupes ont fait leur apparition au début du même mois : le 3 octobre, les « Forces armées de Simojovel » et le 7 octobre, le Groupe d’autodéfense d’Altamirano se sont aussi donnés à connaître. Ces derniers ont exprimé leur position en faveur de l’expulsion de la famille Pinto (Kanter) de cette municipalité.
Il est pertinent de noter que dans les cas de Pantelhó, Altamirano et Simojovel, les groupes d’autodéfense ne se sont pas seulement soulevés contre l’insécurité et la violence vécues dans leurs communautés, mais l’ont également fait pour empêcher les autorités élues de prendre leurs fonctions. Comme le souligne l’ODEMCA, il y a de nouveaux secteurs de la population qui « exigent la formation de conseils municipaux et des horizons s’ouvrent pour exiger la formation de conseils de gouvernement communautaire qui déplacent la structure corrompue du système des partis politiques ».
En ce sens, comme l’Observatoire des démocraties se le demande, nous ne savons toujours pas s’il s’agira de processus dans lesquels prévaudra la capacité de leadership civil pour renforcer les horizons d’autonomie et d’autodétermination indigène ou si, au contraire, « cela ne fera que contribuer à une plus grande concentration de population qui recourt aux armes ; et qui, sous la notion diffuse de groupes d’autodéfense et de colonialisme des armes, finira par augmenter le siège d’une population civile qui se verra piégée au milieu d’une violence et (para) militarisation croissante».
Une vision parallèle
Face à ce scénario, l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) a délivré un message fort. Dans sa déclaration du 19 septembre 2021, elle alerte sur le fait que le Chiapas est au bord d’une guerre civile. Elle y élabore un diagnostic sur la violence dans l’entité et met en garde contre le risque d’escalade en porte, ainsi que la nécessité d’une réponse énergique de la part du « mauvais gouvernement » pour y faire face. Elle souligne que le gouvernement entretient « des alliances avec le trafic de drogue (qui) obligent les communautés autochtones à former des groupes d’autodéfense » et qu’il « promeut et finance des groupes paramilitaires tels que ceux qui attaquent continuellement les communautés d’Aldama et de Santa Martha. » La police locale est absente ou complice, affirme le sous-commandant Galeano qui dénonce aussi l’inaction du gouvernement, qui « dissimule et encourage » des crimes comme l’enlèvement de deux membres du Comité de Bon Gouvernement (JBG) Patria Nueva, municipalité de Ocosingo, survenu le 11 septembre.
Hermann Bellinghausen exprime qu’« il est évident que les autorités civiles fédérales, leur garde nationale et l’armée fédérale elle-même sont permissives et laissent en fait des dizaines de communautés attaquées sans aucune défense ».
Enfin, l’EZLN dénonce la corruption et les crimes commis par des fonctionnaires, et tient directement le gouverneur Rutilio Escandón (MORENA) pour responsable de ce manque de contrôle irresponsable et dangereux.
En bref
Au Chiapas, on observe les conséquences de la discrimination historique qui ont particulièrement touché les communautés et les peuples autochtones, ainsi que la prévalence de contextes de marginalisation et de pauvreté multidimensionnelle et un continuum de violence et de graves violations des droits humains. Sa perpétration émane à la fois de l’État et d’acteurs liés au crime organisé et à des entreprises : une trinité qui se confond souvent sous un même visage, et qui s’est infiltrée dans les structures organisationnelles institutionnelles et socio-communautaires.
L’impunité est une constante et ne fait qu’augmenter la vague de conflits dans l’état, qui est une mer agitée de collusions entre partis politiques et ‘caciquismos’ familiaux liées au trafic de drogue ; l’inaction du gouvernement et le soutien de groupes paramilitaires et un système électoral coopté et illégitime.
Continuer à naviguer dans cette houle est insoutenable. Cependant, une lueur d’espoir se trouve dans les communautés qui se sont organisées en faveur de leurs droits humains et pour la défense de la terre et du territoire. Que faudra-t-il pour que les signes d’alerte cessent et que les acteurs responsables commencent à assumer leurs responsabilités ?