ACTUALITÉ : « Pauvre Mexique, si loin de Dieu, si proche des États-Unis » …
13/12/2024ARTICLE : Graines de lutte. Un héritage d’espoir et de justice
13/12/2024Si nous gardions une minute de silence pour chaque homicide et féminicide d’enfants et d’adolescent.e.s au Chiapas au cours du dernier sexennat, nous devrions nous taire pendant deux heures et vingt-neuf minutes
Un contexte de violence croissante
Ces dernières années, en raison de sa situation géographique qui relie le nord au sud du continent américain, le Chiapas est devenu un territoire disputé par différents groupes criminels, ce qui a entraîné une augmentation alarmante de la violence dans l’état. L’ensemble de la population est vulnérable. L’un des secteurs les plus touchés est celui des enfants et des jeunes. Lors d’une conférence de presse en juin 2024, le Réseau pour les droits des enfants et des adolescents du Chiapas (REDIAS) a averti : « Nous n’avons aucun antécédent de situations similaires si l’on tient compte de la quantité et la brutalité des violences commises contre ce secteur au Chiapas. Toutes les sphères du la vie des filles, des garçons et des adolescents ont été bouleversées : la vie quotidienne a été assiégée par la violence ».
Selon REDIAS et Melel Xojobal, 149 enfants et adolescents ont été assassinés au Chiapas entre 2018 et le 1er novembre 2024. Uniquement en 2024, ils dénoncent 28 assassinats d’enfants et adolescents, et 8 féminicides de filles et adolescentes.
D’autre part, selon les statistiques officielles du Registre national des personnes disparues du Ministère de l’Intérieur, entre le 1er janvier et le 31 octobre 2024, 663 garçons, filles, adolescents et jeunes ont été portés disparus. On n’a pas de pistes dans 208 cas et 11 d’entre eux ont déjà été retrouvés morts.
Bien que la quantité de disparitions reflète une légère réduction par rapport à 2023 (pour la même période, il y en avait 674), le nombre de cas non résolus a augmenté de 90 %. Concernant les municipalités les plus affectées, la capitale Tuxtla Gutiérrez occupe la première place avec 130 ; Tapachula, à la frontière sud, compte 74 cas (39 d’entre eux de jeunes femmes, soit 52%) ; et en troisième position se trouve San Cristóbal de las Casas, avec 51 cas, dont un peu plus de la moitié sont également des jeunes femmes. Dans 52% des cas, les personnes disparues ont entre 20 et 29 ans ; 30% entre 14 et 19 ans et 19% entre 0 et 13 ans.
Une autre situation qui affecte particulièrement la situation des droits humains des enfants et des adolescents est l’augmentation des déplacements forcés dus à l’insécurité criminelle. Dans un communiqué publié en novembre 2024 dans le cadre de la célébration de l’anniversaire de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, REDIAS a déclaré que, depuis le début de l’année, « au moins 5 épisodes de déplacements massifs ont été enregistrés à la suite de violences criminelles dans les régions des Hauts Plateaux, Nord, Frailesca et Sierra Mariscal. En ajoutant les chiffres des épisodes du mois de janvier (quand 3.780 personnes de Chicomuselo et Amatenango de la Frontera ont été déplacées), de juin (6 685 personnes de Tila) et de juillet (105 personnes de Chenalhó et 600 personnes d’Amatenango de la Frontera), on estime que 11 170 personnes ont été touchées au cours du seul premier semestre 2024. » Cela signifierait qu’environ 4 300 enfants et adolescents ont été déplacés par la violence au cours du premier semestre.
Le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) affirme que le déplacement interne forcé de garçons, de filles et de jeunes a des effets spécifiques et différenciés, notamment sur leur sécurité, leurs possibilités éducatives et récréatives, leur accès à la santé (physique et mentale), et même leur construction identitaire et leur sentiment d’appartenance.
Recrutement forcé : un autre phénomène en hausse
Depuis plus d’une décennie, au niveau national, un phénomène de plus en plus préoccupant est la culture qui normalise et idéalise le trafic de drogue et qui se diffuse à travers des séries, des films, des jeux vidéo, de la musique, des vêtements et d’autres éléments consommés par les garçons, les filles et les adolescents au quotidien. Ce qu’on appelle désormais la narcoculture a gagné du terrain, générant des imaginaires et des attentes de pouvoir, de réussite et d’argent facile liées au trafic de drogue.
Dans le contexte d’économies criminelles qui se propagent au Chiapas, le recrutement d’enfants et d’adolescents par le crime organisé représente un problème croissant : certains d’entre eux peuvent s’approcher volontairement en fonction des attentes que nous venons d’évoquer ou du fait de la participation de membres de leur famille à des groupes criminels. D’autres peuvent se voir impliqués en utilisant différents mécanismes de captation. L’un d’eux passe par les processus d’endettement, qu’il s’agisse « d’adolescents qui tentent d’obtenir les ressources nécessaires pour payer le ‘coyote’ qui leur permet d’émigrer aux États-Unis, ou de jeunes en situation de vulnérabilité, à qui l’on offre une avance, des paiements hebdomadaires et des promesses économiques dans le futur » (« Les enfants face à la violence criminelle à San Cristóbal de Las Casas, Chiapas », Melel Xojobal, février 2024). Un autre mécanisme assez courant consiste à les inviter à rejoindre un groupe, à faire pression pour les faire boire des boissons alcoolisées ou consommer des drogues. « Dans ce contexte, la dépendance à la drogue a considérablement augmenté chez les adolescents du Chiapas, l’alcool, la marijuana et la cocaïne étant les substances les plus consommées, tandis que les méthamphétamines et les cristaux sont présents dans une moindre mesure », explique Melel.
Selon la même étude, la population la plus à risque d’être recrutée est celle des adolescents de douze à quatorze ans (certains indicateurs pointent cependant vers le recrutement d’enfants de 7 à 9 ans) qui vivent dans des zones où des groupes criminels fonctionnent, qui subissent des violences dans l’environnement familial, ne vont pas à l’école, ont des emplois précaires ou sont au chômage et/ou ont une consommation problématique de drogues ou d’alcool.
Une fois au sein des groupes criminels, les adolescents peuvent avoir différentes tâches : faire des courses, vendre et transporter de la drogue, recruter d’autres jeunes, effectuer des activités de surveillance et, dans le cas des femmes, participer à des activités de nettoyage, comme serveuses dans les bars, les cantines ou être victimes d’exploitation sexuelle. De la même manière, certains sont contraints de participer à des affrontements contre des groupes rivaux, ainsi que de mener des actions criminelles y compris comme tueurs à gages. Il est courant que les filles, les garçons et les adolescents faisant partie de ces groupes soient utilisés pour des activités à haut risque mettant en danger leur vie et leur intégrité ou pouvant conduire à leur arrestation. « Cela répond à la logique selon laquelle ils sont considérés comme des pièces non nécessaires qui peuvent être facilement remplacées », explique Melel Xojobal dans son étude.
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les archives du Parquet pour l’attention et l’investigation des délits commis par des adolescents du Chiapas indiquent une augmentation du nombre d’adolescents en conflit avec la loi. Actuellement, les principaux délits commis par les adolescents sont : le viol, le vol sur des passants, les blessures intentionnelles, les abus sexuels, le cambriolage et le trafic de drogue. La judiciarisation de ces affaires présente une autre série de risques de violation des droits des enfants et des adolescents.
Dans la zone la plus violente du Chiapas (Sierra Frontera), on parle fréquemment de recrutement forcé de jeunes à partir de 18 ans (sous la menace d’être déplacés, battus, assassinés et/ou disparus). Ils doivent participer à des barrages, à des marches ou à des affrontements avec des groupes criminels et même affronter l’armée ou la garde nationale.
Avec ce scénario, il n’est pas surprenant que le Réseau pour les droits des enfants au Mexique (REDIM) ait conclu que les homicides sont aujourd’hui l’une des principales causes de décès chez les adolescents entre 12 et 17 ans au Mexique.
La violence culturelle et structurelle sous-jacentes aux nouveaux phénomènes de violence
Peut-être que les niveaux de violence contre les enfants et les adolescents d’aujourd’hui ne seraient pas les mêmes s’il n’y avait pas eu une série de tendances historiques qui ont affecté leur manque d’accès aux droits humains fondamentaux.
Cela commence dès leur naissance quand « en 2024, l’accès à leur acte de naissance reste un problème pour de nombreux enfants et adolescents. Ce qui implique un problème sérieux car le droit à l’identité représente un droit clé qui ouvre la porte à d’autres droits », a dénoncé REDIAS en novembre 2024 dans un communiqué publié dans le cadre de la célébration de l’anniversaire de la Convention internationale relative aux droits des enfants.
Le même communiqué présente une série de défis en matière d’accès à la santé et à l’éducation qui n’ont pas été surmontés à ce jour. Dans le domaine de la santé, le communiqué rappelle qu’en 2020, 40% de la population de moins de 18 ans se trouvait dans une situation de manque d’accès aux services de santé. De même, le Chiapas continue d’occuper la première place nationale en termes de décès d’enfants de moins de 5 ans dus à des maladies diarrhéiques. Selon le CONEVAL, en 2020, 1,6 million d’enfants et d’adolescents du Chiapas vivaient dans la pauvreté, et seule la municipalité de La Libertad comptait moins de 50 % de la population de moins de 18 ans dans la pauvreté. Cette situation est étroitement liée à des situations telles que la malnutrition et le manque d’accès à une alimentation saine et suffisante.
Concernant l’éducation, selon des sources officielles, le niveau moyen de scolarité est de 7,9 ans et l’analphabétisme est de 12,9%. Sur 100 personnes âgées de 15 ans et plus, 13 n’ont aucun niveau de scolarité et seulement 55 ont terminé l’éducation de base (primaire). Des écoles en mauvais état, des salles de classe surpeuplées, le manque de mobilier et le manque de services de base comme l’eau potable et l’électricité sont une réalité pour des milliers d’enfants et de jeunes du Chiapas. La présence du trafic de drogue et la violence qui y est associée génèrent un climat d’insécurité qui rend l’accès à l’éducation encore plus difficile et met en danger l’intégrité des élèves et des enseignants. Actuellement, il existe même des zones dans lesquelles il est impossible de continuer à étudier, car les villes ont été investies par des groupes criminels qui ne permettent pas la libre circulation des habitants de ces régions.
« Il convient également de souligner que les chiffres continuent de montrer une incidence élevée de pauvreté et une discrimination structurelle évidente au sein de la population indigène, notamment dans l’accès à leurs droits fondamentaux. Dans les communautés indigènes, jusqu’à 60 % des enfants vivent dans la pauvreté et l’extrême pauvreté, contre 30 % qui ne le sont pas. La pauvreté est très clairement surreprésentée entre les enfants et les adolescents autochtones et nous devons désactiver cette corrélation », a déclaré REDIM en réponse à une autre tendance qui renforce les problèmes lorsqu’elle est combinée à la discrimination.
Migration : alternative ou autre source de violations des droits humains des enfants et adolescents ?
« Le scénario de privation, de manque d’opportunités et de violence extrême a poussé un toujours plus grand nombre d’enfants et d’adolescents à émigrer vers d’autres états voire d’autres pays. En 2024, le Chiapas est l’état avec le plus grand nombre d’enfants et d’adolescents rapatriés des États-Unis », a expliqué REDIAS dans son communiqué de novembre. Ces données nous aident à mesurer le nombre de filles, de garçons et d’adolescents qui migrent chaque année de leurs communautés vers le pays voisin, bien que beaucoup d’autres puissent le faire au Mexique. « Dans la complexité de ce réseau de violence et de violation des droits humains, les perspectives ne sont pas très optimistes : la migration et l’implication criminelle résument les possibilités de milliers d’enfants et d’adolescents au Chiapas », déclare Melel dans son rapport « Les enfants face à la violence criminelle à San Cristóbal de Las Casas, Chiapas. »
Les routes migratoires irrégulières présentent d’innombrables risques physiques, notamment pour les enfants accompagnés ou non dans leur transit. En plus de traverser des terrains dangereux tels que des jungles, des rivières, des voies ferrées et des autoroutes, les mineurs sont également confrontés à des risques de violence, d’exploitation et d’abus pendant leur voyage et à destination.
Il convient également de mentionner que le Chiapas est un point d’origine, de transit et de destination pour les migrants. De 2018 à 2022, 90 259 arrestations d’enfants et d’adolescents originaires d’autres pays ont été réalisées au Chiapas. Ce chiffre positionne l’état comme celui générant le plus grand nombre d’arrestations de migrants (SEGOB, 2023). En Amérique Latine et dans les Caraïbes, une personne migrante sur quatre est un enfant ou un adolescent, soit la proportion la plus élevée au monde.
Espoirs de changement et importance croissante des enfants et des adolescents
Plusieurs organisations et réseaux mentionnés dans cet article travaillent pour générer et positionner des diagnostics et des propositions d’actions collectives pour « tisser des alternatives de vie et de paix, avec et pour les plus de deux millions de filles, garçons et adolescents qui transitent ou vivent au Chiapas. » « Il est essentiel de continuer à construire des espaces de rencontre avec les enfants et les adolescents pour une formation politique et éthique où des processus de conscience critique sont possibles pour comprendre pourquoi et comment la réalité se produit, en respectant leur rythmes et leurs formes différentes de ceux des adultes, en dialogue avec d’autres filles, garçons et adolescents, ainsi que par le biais de dialogues intergénérationnels qui génèrent des mouvements et un sentiment d’avenir possible», explique Melel Xojobal.
Cherchant à promouvoir la participation des enfants et des adolescents en tant qu’acteurs des changements nécessaires, des organisations et des réseaux ont contribué à la réalisation de marches et de rassemblements tels que la marche contre la violence et les inégalités envers les adolescentes et les adolescentes à San Cristóbal de las Casas en octobre ; ou encore « La Muerte Impune » réalisée dans cette même ville dans le cadre de la Fête des Morts, en mémoire des filles, garçons et adolescents qui « n’auraient pas dû mourir ».
Lors de la marche d’octobre, les filles et les adolescentes ont dénoncé « la violence scolaire, les violations de nos droits, les inégalités, la violence domestique, le fait d’être forcées de se marier très tôt, de ne pas pouvoir réaliser nos rêves, l’exploitation sexuelle, la violence psychologique et physique de la part de nos proches, nous ne pouvons pas donner notre opinion, nous n’avons pas les mêmes conditions de travail, la discrimination et l’exclusion, la pédopornographie, nous ne pouvons pas continuer nos études car on limite nos opportunités. Le machisme est aussi quelque chose qui nous préoccupe parce que les hommes ne nous laissent pas libres, parce qu’ils nous harcèlent, parce qu’ils ne nous laissent pas prendre de décisions, parce qu’ils nous considèrent inférieures et qu’ils peuvent nous commander. Les changements dont nous avons besoin en tant que filles et adolescentes sont les suivants : que le gouvernement nous écoute et tienne compte de notre parole, que nous ayons une vie digne et sans violence. Nous exigeons que vous reconnaissiez la gravité de la situation et que vous nous apportiez une attention immédiate. Nous exigeons plus de sécurité dans les rues, dans les écoles, dans nos maisons, qu’on nous écoute quel que soit notre âge, qu’on respecte notre langue et notre couleur de peau ».
Le changement d’autorités aux niveaux municipal, étatique et fédéral peut être une opportunité pour répondre aux problèmes rencontrés par les filles, les garçons et les adolescents du Chiapas à partir d’une approche fondée sur les droits, avec une perspective de genre et une approche interculturelle. Espérons qu’ils assument leur rôle de garants des droits des enfants et des adolescents et orientent leurs politiques publiques pour l’intérêt supérieur des enfants.
« On craint que dans les 100 points de la campagne et les 100 points d’action et de priorité [de la présidente Claudia Sheinbaum], les enfants et les adolescents soient envisagés mais pas selon la norme et avec le soin qu’à notre avis ce thème mériterait. Il ne suffit pas de fournir des bourses ou un soutien économique, qui peuvent être très importants lorsqu’il s’agit d’éliminer les carences nutritionnelles ou la malnutrition, mais qui ne finissent pas par résoudre structurellement cette énorme inégalité », exprimait REDIM en octobre 2024.
Cette tâche ne relève pas de la responsabilité exclusive des autorités mais de la société dans son ensemble. Il appartient à nous tous de contribuer à « construire des espaces de vie collective de tendresse où les filles, les garçons et les adolescents puissent grandir de manière sûre et digne… il est urgent de dénaturer les situations de violence que l’on vit au Chiapas, ainsi que d’éviter de tomber dans des discours qui criminalisent cette population » (Melel Xojobal, juin 2024).