ACTUALITÉ: Visite du Pape François au Mexique: à bon entendeur, salut!
03/06/2016ARTICLE: De proches de disparus à défenseur-es organisé-es
03/06/2016« Parce que les personnes disparues et assassinées chaque jour, partout et à toute heure, ce sont la vérité et la justice […] Formons un tourbillon dans le monde entier, pour qu’ils nous rendent nos disparus en vie ».
Ayotzinapa: la partie émergée de l’iceberg
La nouvelle de la disparition des 43 étudiants de l’Ecole Normale Rurale (centre de formation de futurs enseignants) Raúl Isidro Burgos d’Ayotzinapa, survenue la nuit du 26 au 27 septembre 2014 à Iguala, Guerrero, a fait le tour du monde. L’“affaire Iguala” a mis les disparitions forcées dans le pays à la Une de tous les médias, et on sait aujourd’hui qu’Ayotzinapa n’est que la partie visible du problème. Javier Sicilia membre du Mouvement pour la Paix avec Justice et Dignité (MPJD) avait déjà déclaré en 2014, face au nombre exponentiel de découvertes de charniers dans tout le pays, « le Mexique est une immense fosse commune ».
La mère d’un disparu à Michoacán a écrit au Pape François, alors en visite : « Nous sommes de nombreuses familles ici au Mexique de morts-vivants. Amputées, en deuil éternel, parce qu’ils nous ont enlevé ce que nous avions de plus précieux dans la vie : nos êtres aimés ». Comme elle, des dizaines de milliers de témoignages racontent que leurs proches « sont sortis un jour sans jamais revenir, demeurant dans un monde entre deux : ils ne sont pas morts, mais pas vivants non plus ; où sont-ils? D’autres ont été sauvagement enlevés dans leurs maison, puis assassinés ou disparus ». Le Registre National des Données sur les Personnes Disparues détient les preuves qu’au Mexique, plus de 27 000 personnes ont disparu sans laisser de trace.
Plusieurs organisations et médias estiment pourtant que le total des victimes pourrait dépasser ce chiffre déjà effrayant. Amnesty International indique dans son rapport de 2014 “Un trato de indolencia” (“Traité avec nonchalance”), « la plupart des affaires n’étant pas déclarées on ne connaît pas l’ampleur réelle du phénomène. Le chiffre officiel pourrait sérieusement sous-estimer la gravité du problème ». D’une part, le registre du gouvernement ne tient compte que des disparitions ayant fait l’objet d’une enquête par le Ministère Public –soit un cas sur 10 selon FUNDEM (Forces Unies pour Nos Disparus au Mexique). Cela exclut de fait les migrants en situation irrégulière —alors que c’est l’un des groupes les plus vulnérables—, ainsi que les corps découverts dans les charniers ou demeurant dans les hôpitaux et les installations de l’Institut Médico-légal. D’autre part, l’Enquête Nationale de Victimisation et de Perception (ENVIPE) 2015 signale que nombre de familles décident de ne pas porter plainte, considérant cela comme une perte de temps ou par méfiance envers les autorités. Les organisations de familles de victimes pointent quant à elles la peur de représailles de la part des malfaiteurs. Le gouvernement lui-même a par ailleurs reconnu devant le Comité des Disparitions Forcées de l’ONU ne pas disposer d’un chiffre précis quant aux personnes disparues. Ce manque de dépôts de plaintes et d’un registre exhaustif des disparitions forcées laisse penser, comme le dénoncent des membres de FUNDEM, que le nombre réel de personnes disparues dans le pays pourrait dépasser les 300 000.
Comment cela est-il possible?
Une conjonction de facteurs a mené le pays à cette situation inquiétante. Premièrement, le crime organisé a infiltré le tissu social dans la plupart des états de la République –et de façon plus importante dans le nord du pays, particulièrement à la frontière avec les Etats-Unis ; ceci en raison des tentatives de contrôle sur le transit de la drogue, principalement acheminée vers le pays voisin. On voit là la conséquence de l’inefficacité des autorités dans le combat contre les groupes du crime organisé, appelés cartels, voire de leur collusion avec ces derniers, de l’avis de plusieurs organismes de Droits de l’Homme et médias. Ces bandes, qui tirent leurs revenus d’activités illégales (trafic de drogue, d’armes ou d’organes, traite des personnes, racket, enlèvements), sont parvenues à enrôler la population en les payant ou en obtenant leur participation sous la menace. La pauvreté généralisée au Mexique facilite l’expansion de ces organisations criminelles.
En exposant dans l’espace public le corps des personnes exécutées, des cadavres démembrés, des personnes décapités ou pendues, les cartels envoient un message destiné à effrayer. Ces mises en scène servent à illustrer les conséquences possibles de la non-coopération ou de la dénonciation de leurs agissements. Ces exemples de punition sont adressés tant aux bandes rivales (qui se disputent le contrôle du territoire) qu’aux autorités et à la société dans son ensemble, et sèment la terreur pour obtenir la coopération et empêcher les plaintes. Les disparitions forcées font partie de ces pratiques.
2006 a signé le début de la “guerre contre le narco” initiée par Felipe Calderón (Président de la République de 2006 à 2012, candidat du PAN- Parti d’Action Nationale). Plus de 155 000 personnes ont été assassinées depuis, et 300 000 déplacées en raison de la violence, selon des chiffres du gouvernement et du Centre de Surveillance des Déplacements Internes. Une commission internationale d’experts, coordonnée par la revue britannique The Lancet et l’Université Johns Hopkins, a souligné que le « niveau intolérable de violence, d’insécurité et de corruption a entraîné au Mexique et en Amérique Centrale des déplacements massifs, du même ordre de grandeur que ce qui est documenté dans les zones de guerre ». Pour Gilberto López y Rivas, anthropologue et collaborateur du journal La Jornada, les disparitions forcées revêtent un caractère politique : elles visent à éliminer la contestation sociale pour faciliter l’avancée du néolibéralisme et de ses grandes entreprises. « Analyser le phénomène des disparitions et des exécutions extrajudiciaires sous l’angle politique permet d’entrevoir l’objectif poursuivi à travers ces pratiques : briser la résistance du peuple ».
Différentes structures d’observation et de défense des Droits de l’Homme se sont prononcées sur la situation. La Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme a par exemple, après sa visite au Mexique, « pu constater que la disparition de personnes a atteint dans de grandes parties du territoire un niveau critique ». Le Commissariat de l’ONU pour les Droits de l’Homme a affirmé que le Mexique est dans « une situation critique en matière de disparitions [forcées] ». Les familles des personnes disparues font aussi des déclarations marquantes : Nadín Reyes, du Comité des Familles “Jusqu’à leur retour” affirme que les disparitions forcées au Mexique « font partie d’une politique d’Etat, systématique et généralisée », un crime « de lèse humanité » qui touche les victimes, leurs familles et la population toute entière.
Rien de nouveau
On assiste depuis 2006 au plus grand nombre de disparitions enregistrées au Mexique, après la forte vague des années 70 liée la “Guerre Sale » : à cette époque, l’Etat avait essayé de faire taire ceux et celles qui réclamaient une réforme de l’agriculture, la santé, l’éducation, la démocratie et l’égalité. 1350 personnes ont disparu à ce moment-là, dont 650 dans le seul état de Guerrero, comme le rapport du Groupe de Travail de l‘ONU de 2012 l’indique. Selon ce même rapport, l’objectif de ces disparitions était de saper le soutien aux différents groupes armés dissidents de la région.
L’affaire Rosendo Radilla Pacheco est emblématique du phénomène des disparitions forcées. Ce paysan, également chanteur, n’est plus réapparu après son arrestation à un barrage militaire en août 1974 à Atoyac de Álvarez, Guerrero. Rosendo, ancien maire, qui avait travaillé pour la santé et l’éducation dans son village, a été vu pour la dernière fois dans l’ancienne caserne militaire d’Atoyac. Sa famille continue aujourd’hui de chercher la vérité, réclamant son retour et la justice.
Contrairement aux disparitions survenues pendant la « Guerre Sale », qui touchaient majoritairement des militants ou sympathisants de groupes dissidents, les disparitions s’étendent aujourd’hui à des personnes non activistes, pour la plupart en âge de travailler selon des associations de la société civile. Certaines des personnes disparues pourraient avoir été enlevées par le crime organisé et seraient retenues pour travailler au service des cartels dans le domaine de la transformation de drogue. On a ainsi constaté ces dernières années une augmentation des disparitions de personnes hautement qualifiées au niveau professionnel, en majorité des ingénieurs expérimentés dans l’installation d’antennes, ainsi que des architectes, médecins et vétérinaires. D’après le président de la Commission de Sécurité au Sénat « le fait que les personnes qui disparaissent dans ces zones soient hautement qualifiées n’est pas un hasard ». L’Armée et la Marine ont découvert des systèmes de communications sophistiqués composés de plus de 400 antennes –ce qui fait penser qu’ils ont étaient développés par les spécialistes enlevés par le crime organisé.
Maintenu sous le joug de l’impunité
Bien que le Mexique ait ratifié la Convention Internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées en 2008, la lutte contre ce fléau reste inefficace. Amnesty International a déclaré qu’ « Au Mexique, peu importe qu’une affaire de disparition soit très médiatisée ou dont personne ne sait rien : les autorités semblent incapables d’y répondre institutionnellement et de façon solide, de débusquer la vérité et garantir la justice ».
Plusieurs associations et familles de victimes en concluent que de façon générale le mécanisme de recherche des personnes disparues est défaillant. « Notre pays ne dispose pas de moyens de recherche », selon la mère d’une jeune disparue. Des centaines de témoignages dénoncent le fait que les autorités compétentes n’engagent pas les actions de base dans les enquêtes, débutent tardivement les vérifications, voire n’enquêtent pas du tout sur certaines affaires. De nombreuses familles disent en outre avoir été traitées de façon méprisante, blessante ou incompétente par les personnes en charge des dossiers : « quand je suis allée porter plainte, ils m’ont dit qu’elle était partie avec son petit ami. C’est ce qu’ils nous disent, qu’ils sont partis volontairement. Nous avons tellement mal! Quand nos enfants disparaissent, nous ne savons pas que faire, où aller pour être aidés et les retrouver », exprime la mère d’une jeune femme disparue. On leur refuse parfois l’accès aux dossiers, ou bien de l’argent leur est demandé pour réaliser les démarches ou accélérer les enquêtes. Encore pire, la CIDH a reçu des plaintes pour menaces et harcèlement à l’encontre des familles pour qu’elles cessent les recherches. Une mère déclare : « ils me disent arrête de chercher parce qu’on va te couper la langue. Arrête de chercher parce que tu vas retrouver tes 3 autres enfants morts, et tu auras ça sur la conscience ». Nombre de familles ont déménagé par peur de représailles de la part des responsables présumés des disparitions.
Différentes sources accusent l’Etat de feindre seulement de vouloir rendre justice dans les affaires de disparitions. Selon Amnesty International, « dans la plupart des affaires, l’enquête ne semble pas être menée pour découvrir ce qui s’est réellement passé. Les autorités se contentent de quelques actions inutiles. Ces enquêtes sont une simple formalité pour montrer que les autorités agissent ». Et comme si cela ne suffisait pas, dans certains cas les enquêtes se concentrent sur la vie privée des personnes disparues, accusant la victime d’être en lien avec le crime organisé. Devant cet état de fait, il n’est pas étonnant que six condamnations seulement pour disparition forcée aient été prononcées par un tribunal fédéral au niveau national, d’après le Comité contre la Disparition Forcée de l’ONU.
Pour plus d’informations (en espagnol):
- Amnesty International : “Un trato de indolencia” (“Traité avec nonchalance”). La réponse de l’Etat face à la disparition des personnes au Mexique.
- Organisation des Nations-Unies : La disparition forcée au Mexique : la vision des organes des Nations-Unies.