2015
04/03/2016ACTUALITE: La violence et les violations des Droits de l‘Homme au Mexique, sources d’inquiétude internationale
09/03/2016Le SIPAZ (Service international pour la paix) a organisé un événement pour fêter ses 20 ans de travail au Mexique. C’était un moment opportun pour réfléchir sur et rassembler les enseignements tirés de ces deux décennies d’accompagnement de groupes et de villages organisés qui luttent au service de la terre, du territoire, de la justice, de la paix et la vérité. Conscients que les rôles les plus visibles dans les différents groupes organisés sont habituellement tenus par des hommes, nous avons trouvé pertinent d’élaborer un matériel sur la situation des femmes spécifiquement et sur leur participation dans les luttes sociales. Nous évitions ainsi que leur rôle soit “dilué” ou relégué au second plan, comme c’est malheureusement souvent le cas. C’est ainsi qu’est né “Lutter avec un cœur de femme. Situation et participation des femmes au Chiapas (1995-2015)”, un diagnostic des principaux changements survenus ces 20 dernières années.
Nous pensons que les bonnes réponses comme les erreurs commises en deux décennies de cheminement peuvent servir à d’autres groupes. Nous aimerions provoquer un effet boule de neige des bons exemples, à partir des leçons tirées et d’une revue des processus organisationnels les plus importants au Chiapas pendant ces 20 ans. Nous voudrions que d’autres personnes, d’autres mouvements de lutte et de résistance trouvent dans ce matériel des sources d’inspiration, des miroirs dans lesquels se reconnaître et à partir desquels ils puissent réfléchir sur eux-mêmes et renforcer leur expérience. Nous ne prétendons pas offrir de recette ni de formule magique. Nous proposons simplement de partager les conclusions les plus intéressantes, à travers la voix des protagonistes des mouvements de femmes au Chiapas entre 1995 et 2015.
Des changements opérés depuis l’intérieur
Pour ce livre, nous avons eu la chance d’interviewer plus de 70 femmes (re)liées d’une façon ou d’une autre à un groupe, un collectif, une coopérative, un mouvement social, une association civile ou une université. Elles nous ont offert leurs divers témoignages : qu’elles aient participé à des coopératives de travail ou à des espaces de coordination de femmes ; qu’elles soient zapatistes ou prennent part aux plateformes de dialogue permanent entre la société civile et le mouvement zapatiste ; qu’elles participent à des manifestations, des pèlerinages et des rencontres ou soient membres de tribunaux civils ; qu’elles soient artistes réalisant des performances ou des peintures murales, ou qu’elles travaillent sur la perspective de genre dans et depuis le milieu universitaire.
La majorité d’entre elles ont commencé par dénoncer le caractère anormal, antinaturel de la situation de violence et d’oppression dans laquelle elles vivent. L’expression “ce n’est pas une fatalité” traduit une prise de conscience que la subordination à l’homme n’est pas inhérente au fait d’être une femme : “le pire c’est que notre situation nous paraissait naturelle!”. Ce « réveil » par rapport à leur oppression provient trop souvent du niveau élevé de violence et de douleur subies. Parmi les histoires recueillies, beaucoup étaient ponctuées d’épisodes de maltraitance, qu’elle soit physique ou psychologique, d’abus sexuels, de discrimination ou d’exploitation par le travail.
Les transformations amorcées par les femmes à partir de leur conscience et d’une affirmation idéologique sont fortement intériorisées : “les changements concrets, dans la réalité, se font à partir de l’intérieur, de la partie émotionnelle. Ce sont les changements d’attitude qui te permettent de passer aux étapes suivantes”. Le changement est malgré tout long et lent : les femmes doivent d’abord déconstruire leur subordination, profondément enracinée après des décennies d’oppression : “L’oppression ne vient pas que de l’homme et des structures patriarcales. Elle est présente dans nos identités de femmes. C’est en ce sens qu’il faut différencier l’oppression de la subordination. La subordination est liée à tout ce que nous avons accepté comme étant normal et qu’il nous est très difficile de changer”. Nombreuses furent celles dont la route a été, au début, solitaire ; elles ont été rejetées par leurs proches et ont parfois été l’objet de rumeurs et de calomnies.
“Change ta façon de voir les choses, et les choses changeront”
De nombreux entretiens avec ces femmes ont montré qu’après avoir pris conscience de leur dignité et de leurs droits, leurs relations avec les autres ont profondément changé. Cela commence avec l’entourage proche, la famille, pour s’étendre peu à peu au reste de la communauté. Plusieurs ont dit vivre des situations familiales qu’elles ne voulaient pas répéter dans leur vie : “étant témoin de la violence de mon père envers ma mère, je savais que je ne voulais pas [continuer de] vivre ainsi”. De même, les femmes veulent en général une vie différente pour leurs enfants : “je ne veux pas que vous viviez ce que j’ai vécu”. L’augmentation de l’autonomie des femmes dans les relations de couple est également remarquable: “avant, quand on se mariait, c’était pour la vie, même si après le mariage ton époux ne te traitait pas bien. On nous disait que c’était notre destin, qu’il fallait le supporter. C’est ce que nous apprenaient nos parents. Mais quand on prend conscience, quand on ouvre les yeux, on se rend compte que ce n’est pas une vie, qu’on n’est pas obligé de subir cela, qu’il n’y a pas de raison qu’il en soit ainsi. Et si je veux une vie différente, il faut commencer à cheminer et à me battre pour avoir cette vie différente”. Beaucoup de ces femmes se sont rejointes sur le fait que le niveau de violence qu’il était habituel de supporter il y a encore quelques années n’est aujourd’hui plus toléré. Dans ces cas-là, il y a séparation, sans que cela soit nécessairement jugé négativement, comme cela était systématiquement le cas il y a vingt ans.
Lutter ensemble, hommes et femmes
Les femmes ont insisté sur l’importance d’être ensemble pour se sentir fortes et pouvoir lutter pour le respect de leurs droits : “quand on se réunit et qu’on participe entre femmes, notre cœur se sent fort ; si nous ne sommes pas organisées, si on ne peut pas discuter, c’est comme si l’on avait les yeux fermés”.[1] Même si elles n’en sont pas forcément conscientes, les changements opérés en elles et dans leurs relations se sont étendus et ont transformé jusqu’à l’ordre social. Les femmes ont conscience que “sans leur participation la victoire n’est pas possible, aujourd’hui elles se savent indispensables et c’est pourquoi elles luttent pour que leur travail ne redevienne pas sous-estimé ou ignoré”.[2] Certaines ont souligné l’importance d’avoir dans un premier temps des espaces de travail exclusivement féminins “pour que nous apprenions d’abord à participer dans des espaces où nous ne subirons pas l’oppression des hommes, et qu’ensuite nous nous sentions capables de participer à des espaces mixtes, une fois que nous avons plus confiance en nous-mêmes”. La majorité ont toutefois souligné que “ce n’est pas un combat contre l’homme”. Elles pensent au contraire que la participation des hommes est aussi nécessaire que celle des femmes, reconnaissant que “la transformation des relations doit se faire des deux côtés”. En effet “dans la lutte on ne peut marcher sur un seul pied” et “nous on le sait déjà, mais qui va le dire aux autorités, que nous avons des droits?”.
Ce cheminement côte à côte des hommes et des femmes est une des caractéristiques de la lutte pour l’équité de genre du mouvement zapatiste. En effet, le respect des droits des femmes indigènes zapatistes fait partie depuis le début de ses revendications. Ce processus, parmi les plus notables en ce qui concerne la “justicia de género”[3] (« justice de genre »), a officiellement débuté fin 1993 avec la publication de la Loi Révolutionnaire des Femmes, document innovant listant dix revendications des femmes zapatistes. Parmi celles-ci : le droit à la participation, au travail et à un salaire ; le droit de décider de combien d’enfants elles devraient avoir ; assumer des responsabilités politiques ; le droit à la santé, à l’alimentation et à l’éducation ; le droit de choisir son conjoint et de ne pas être battues ; avoir les mêmes droits et devoirs que ceux listés dans les lois zapatistes.
Les groupes de femmes ont ceci de particulier que, n’ayant pas pour objet une idéologie ou un parti politique, ils ont gardé une diversité parmi leurs membres. CODIMUJ (Coordination Diocésaine des Femmes), espace de rencontre, de réflexion et de transformation collective pour les droits des femmes, en est un exemple : 7 à 10 000 d’entre elles des paroisses du diocèse de San Cristóbal de Las Casas y participent, interprétant la Bible “avec des yeux, un esprit et un cœur de femme”. Avec plus de 30 ans d’expérience, elles visent l’égalité des sexes à partir de la parole de Dieu, de la perspective de genre et de la théologie de la libération, ceci indépendamment de l’affiliation à un parti ou à une organisation.
Des leçons tirées des bonnes expériences comme des mauvaises
Une caractéristique de la plupart des organisations de femmes au Chiapas est leur aspect pratique, au lieu d’être quelque chose d’abstrait ou de théorique : “c’est en faisant qu’on apprend”. Elles sont également particulièrement attachées à la cohérence : une femme interrogée a souligné que, même si cela prend plus de temps, “la forme aussi compte”. Elle faisait référence à l’importance de soigner chaque étape du processus, puisqu’elles ont toutes des conséquences sur l’objectif final.
Les mouvements de femmes font face à diverses difficultés ; parmi elles le turn-over important des participantes, souvent dû au fait que “les hommes ne sont pas d’accord” et que “il y a du dénigrement entre les femmes elles-mêmes”. La recherche de nouvelles formes de participation, plus horizontales et sans leadership est aussi un défi en raison “des luttes de pouvoir qui existent entre les femmes également. Nous pouvons nous montrer très conflictuelles”, ou parce que “nous ne voyons pas le processus sur le long terme. Il faut parier sur une transformation au long cours. Face aux luttes de pouvoir, nous devons nous questionner sur l’oppresseur qui se cache à l’intérieur de nous-mêmes”. Dans la même idée une femme rencontrée commentait : “le risque est d’obtenir une égalité masculinisée. Ça c’est le modèle occidental, plus centré sur l’indépendance économique des femmes. (…) Cela t’amène à avoir le même discours que l’homme. (…) Pourquoi nous obliger à être fortes, dures et à beaucoup crier ? Une femme de CODIMUJ dit que l’important, c’est d’apprendre à lutter avec un cœur de femme” (d’où le titre du livre).
Plusieurs des témoignages recueillis ont émis des critiques et des autocritiques sur le travail des ONG (organisations non gouvernementales) travaillant avec les femmes au Chiapas. L’une des plus répandues est le choc idéologique entre les communautés indigènes et le féminisme dominant : celui-ci n’accepte pas l’idée de complémentarité entre hommes et femmes, qui fait partie de la cosmovision maya. Les différences sont notables également entre les façons d’être en relation des femmes indigènes et originaires de régions rurales et celles des femmes urbaines et métisses. Elles n’ont également pas les mêmes priorités, par exemple concernant les revendications centrées sur le corps, les droits sexuels et reproductifs, l’interruption volontaire de grossesse, le plaisir, l’indépendance économique des femmes par rapport aux hommes, ou le fait que prédominent souvent des postures centrées sur l’individu, quand en milieu rural ou indigène prévaut une logique communautaire. Certaines organisations se sont ainsi rendues compte qu’elles créaient des dépendances : “nous avons appris à faire plus attention, à ne pas décider pour elles” ; elles ont également réorienté leur travail sur le renforcement des femmes bénéficiaires, afin de développer leur autonomie.
Des femmes “sujets de changement social”
Une des plus grandes réussites des luttes de ces 20 années passées est le grand nombre de femmes “qui se sont découvertes comme [étant des] sujets politiques ”. Cela passe par une compréhension de la réalité depuis son propre point de vue, l’affirmation que “elles peuvent prendre leur vie en main : elles ne veulent pas de la protection paternaliste de ceux qui ‘savent mieux’. […] A travers leurs revendications, elles déconstruisent tous les stéréotypes dominants et impulsent une conception différente des peuples indigènes, particulièrement des femmes. Aujourd’hui les villages indigènes ne sont plus « arriérés», les femmes indigènes ne sont plus les mères pauvres, passives, de familles nombreuses, mais des femmes –et des mères- qui luttent ; les femmes indigènes combattent fortement cette image de passivité et de retard, pour la détruire définitivement”. Pour devenir des sujets de changement ces femmes sont passées par une prise de conscience de la violence structurelle qu’elles subissent, avec des exemples du type “nous ne sommes pas pauvres parce que Dieu l’a voulu ainsi” ou “il n’y a pas de femmes pauvres, il y a des femmes rendues pauvres”. Les réflexions vont dans ce sens “il ne peut y avoir de transformation des relations entre les genres sans transformation du système et des conditions de vie”. C’est pourquoi les actions pour l’égalité sont réalisés à tous les niveaux, depuis l’individuel jusqu’au structurel.
Une tendance qui a provoqué “des divisions, des désillusions et une usure” au sein des organisations est la cooptation des femmes leaders de mouvements sociaux par les organismes gouvernementaux. Comme le note une femme, “le patriarcat voit comment s’approprier les femmes pour se perfectionner. Il y a une tendance à la cooptation et au recrutement des femmes, qui sert à renforcer le système”. Plusieurs des femmes interviewées ont à un moment de leur vie intégré les instances du gouvernement. Certaines le perçoivent comme « du plaidoyer dans les politiques publiques », mais la majorité d’entre elles concluent que “il y avait beaucoup de politicaillerie et une absence totale de sensibilité de la part des fonctionnaires”, “j’ai appris qu’on ne peut faire la révolution en étant au sein de l’Etat”, ou que, “les institutions reproduisent la violence qu’elles prétendent combattre. Elles s’occupent de certaines affaires, qui sont traitées, mais les cas ne vont jamais cesser. Les problèmes de fond ne sont jamais résolus”.
Il n’est donc pas surprenant de retrouver dans les entretiens aussi peu de confiance en le gouvernement pour obtenir l’égalité entre hommes et femmes. On note un discrédit envers l’application des lois de protection des femmes : “à quoi sert une loi si rien ne change?”; ou envers les programmes du gouvernement –comme Oportunidades, Prospera, Progresa, Madres Solteras (Mères Célibataires), Nuevo Amanecer, etc.– qui offrent des soutiens financiers considérés comme assistancialistes, sources de dépendance et de servilisme des femmes, qui entretiennent “une logique de réponses immédiates et non de prévention”. Il faut souligner que les femmes bénéficiaires de ces programmes sont soumises à des obligations si elles veulent continuer de recevoir ces aides : assister régulièrement à des formations ou à des examens de santé. Selon les mots d’une femme “je suis une prostituée du gouvernement, puisqu’en échange de l’argent qu’il me donne, je laisse des médecins poser leurs mains sur mon corps”. Plusieurs femmes ont ainsi fait remarquer que “le gouvernement, au lieu d’aider les indigènes, se sert des partis politiques et des programmes pour [les] diviser”. Des faits qui “accentuent les problèmes au lieu de les résoudre”, ont également été pointés : les femmes dénoncent que les plaintes pour violences ne sont pas prises au sérieux par les fonctionnaires.
Malgré l’augmentation de la participation politique et dans les organisations des femmes, le défi reste que la majorité d’entre elles ne s’exprime pas, ou ne s’organise pas, pour combattre la discrimination qu’elles subissent. Nous sommes ainsi face à “un combat des femmes qui ne se revendique pas comme le combat de toutes les femmes”. Les femmes représentent toutefois une importante lueur d’espoir, une source possible de changement, qui “viendra des femmes. Les hommes ne vont pas impulser le mouvement, puisqu’ils risquent de perdre leurs privilèges. Les femmes, elles, n’ont rien à perdre”.
Ceci n’est qu’un aperçu des leçons apprises des actrices des mouvements de femmes au Chiapas de 1995 à aujourd’hui. Nous invitons les lecteurs et lectrices qui voudraient en savoir plus sur les luttes des femmes et les différentes formes qu’elles peuvent prendre à lire “Luchar con corazón de mujer. Situación y participación de las mujeres en Chiapas (1995-2015)”. La version électronique peut être téléchargée à partir de notre site internet. En remerciant toutes les femmes en lutte au Chiapas, au Mexique et dans le monde d’être des exemples de force et d’organisation, nous vous invitons à lire ce livre, à le commenter, l’étudier, le diffuser… mais surtout à le considérer comme une incitation à la réflexion et à l’action.
Notes:
[1] María Jaidopulu, 2000. (^^)